Friedrich ENGELS

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LE RÔLE DU TRAVAIL DANS LA TRANSFORMATION DU SINGE EN HOMME (1876)

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Cependant, ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d'elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s'attendre à jeter par là les bases de l'actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d'accumulation et de conservation de l'humidité. Les Italiens qui, sur le versant sud des Alpes, saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de soins sur le versant nord, n'avaient pas idée qu'ils sapaient par là l'élevage de haute montagne sur leur territoire; ils soupçonnaient moins encore que, ce faisant, ils privaient d'eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l'année et que celles ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d'autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu'avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofule. Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu'un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l'avantage que nous avons sur l'ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement.

 

Et en fait, nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus proches ou plus lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès des sciences de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d'apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu'ils ne font qu'un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d'une opposition entre l'esprit et la matière, l'homme et la nature, l'âme et le corps, idée qui s'est répandue en Europe depuis le déclin de l'antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé.

 

Mais s'il a déjà fallu le travail de millénaires pour que nous apprenions dans une certaine mesure à calculer les effets naturels lointains de nos actions visant la production, ce fut bien plus difficile encore en ce qui concerne les conséquences sociales lointaines de ces actions. Nous avons fait mention de la pomme de terre et de la propagation de la scrofule qui l'a suivie. Mais qu'est ce que la scrofule à côté des effets qu'a eus sur les conditions de vie des masses populaires de pays entiers la réduction de la nourriture de la population laborieuse aux seules pommes de terre? Qu'est elle à côté de la famine qui, à la suite de la maladie de la pomme de terre, s'abattit sur l'Irlande en 1847, conduisit à la tombe un million d'Irlandais se nourrissant exclusivement ou presque exclusivement de ces tubercules et en jeta deux millions au delà de l'océan? Lorsque les Arabes apprirent à distiller l'alcool, ils n'auraient jamais pu imaginer qu'ils venaient de créer un des principaux instruments avec lesquels on rayerait de la face du monde les populations indigènes de l'Amérique non encore découverte. Et, lorsqu'ensuite Christophe Colomb découvrit l'Amérique, il ne savait pas que, ce faisant, il rappelait à la vie l'esclavage depuis longtemps disparu en Europe et jetait les bases de la traite des Noirs. Les hommes qui, aux XVIIe et XVIII' siècles, travaillaient à réaliser la machine à vapeur n'avaient pas idée qu'ils créaient l'instrument qui, plus qu'aucun autre, allait révolutionner les conditions sociales du monde entier, et en particulier de l'Europe, en concentrant les richesses du côté de la minorité et en créant le dénuement du côté de l'immense majorité, la machine à vapeur allait en premier lieu procurer la domination sociale et politique à la bourgeoisie, mais ensuite elle engendrerait entre la bourgeoisie et le prolétariat une lutte de classes qui ne peut se terminer qu'avec la chute de la bourgeoisie et l'abolition de toutes les antagonismes de classes. Mais, même dans ce domaine, nous apprenons peu à peu, au prix d'une longue et souvent dure expérience et grâce à la confrontation et à l'étude des matériaux historiques, à élucider les conséquences sociales indirectes et lointaines de notre activité productrice et, de ce fait, la possibilité nous est donnée de dominer et de régler ces conséquences aussi.

 

Mais, pour mener à bien cette réglementation, il faut plus que la seule connaissance. Il faut un bouleversement complet de tout notre mode de production existant, et avec lui, de tout notre régime social actuel.

 

Tous les modes de production existant jusqu'ici n'ont visé qu'à atteindre l'effet utile le plus proche, le plus immédiat du travail. On laissait entièrement de côté les conséquences ultérieures, celles qui n'intervenaient que plus tard, qui n'entraient en jeu que du fait de la répétition et de l'accumulation progressives. La propriété primitive en commun du sol correspondait d'une part à un stade de développement des hommes qui limitait somme toute leur horizon à ce qui était le plus proche, et supposait d'autre part un certain excédent de sol disponible qui laissait une certaine marge pour parer aux conséquences néfastes éventuelles de cette économie absolument primitive. Une fois cet excédent de sol épuisé, la propriété commune tomba en désuétude. Cependant, toutes les formes supérieures de production ont abouti à séparer la population en classes différentes et, par suite, à opposer classes dominantes et classes opprimées; ainsi, l'intérêt de la classe dominante est devenu l'élément moteur de la production, dans la mesure où celle ci ne se limitait pas à entretenir de la façon la plus précaire l'existences des opprimés. C'est le mode de production capitaliste régnant actuellement en Europe occidentale qui réalise le plus complètement cette fin. Les capitalistes individuels qui dominent la production et l'échange ne peuvent se soucier que de l'effet utile le plus immédiat de leur action. Et même cet effet utile dans la mesure où il s'agit de l'usage de l'article produit ou échangé passe entièrement au second plan; le profit à réaliser par la vente devient le seul moteur.

 

La science sociale de la bourgeoisie, l'économie politique classique, ne s'occupe principalement que des effets sociaux immédiatement recherchés des actions humaines orientées vers la production et l'échange. Cela correspond tout à fait à l'organisation sociale dont elle est l'expression théorique. Là où des capitalistes individuels produisent et échangent pour le profit immédiat, on ne peut prendre en considération au premier chef que les résultats les plus proches, les plus immédiats. Pourvu que individuellement le fabricant ou le négociant vende la marchandise produite ou achetée avec le petit profit d'usage, il est satisfait et ne se préoccupe pas de ce qu'il advient ensuite de la marchandise et de son acheteur. Il en va de même des effets naturels de ces actions. Les planteurs espagnols à Cuba qui incendièrent les forêts sur les pentes et trouvèrent dans la cendre assez d'engrais pour une génération d'arbres à café extrêmement rentables, que leur importait que, par la suite, les averses tropicales emportent la couche de terre superficielle désormais sans protection, ne laissant derrière elle que les rochers nus? Vis à vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible; et ensuite on s'étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées; que l'harmonie de l'offre et de la demande se convertisse en son opposé polaire, ainsi que nous le montre le déroulement de chaque cycle industriel décennal, et ainsi que l'Allemagne en a eu un petit avant goût avec le « krach »; que la propriété privée reposant sur le travail personnel évolue nécessairement vers l'absence de propriété des travailleurs, tandis que toute possession se concentre de plus en plus entre les mains des non travailleurs; que ...[ Le manuscrit s'interrompt ici...]