Extraits
de Gilbert Achcar, L'Orient
incandescent. L'Islam, l'Afghanistan, la Palestine et l'Irak au miroir du
marxisme. Lausanne,
Page deux, 2003.
La stratégie
impériale des États-Unis au Moyen-Orient
[...]
La " relation spéciale " entre les États-Unis et
Israël
Les États-Unis étaient dans une mauvaise passe au Moyen-Orient, leur
stratégie des années d'après-guerre ayant été mise en échec : les Russes
étaient de plus en plus in et c'est eux-mêmes qui étaient poussés out.
C'est ce constat qui transforma l'État d'Israël, de source d'embarras pour la
politique de Washington au Moyen-Orient, en atout stratégique de première
importance.
En effet, contrairement à une projection a posteriori qui fait
d'Israël, depuis sa création, un pseudopode états-unien – quand ne prévaut pas
la vision fantasmatique d'un Israël qui mène Washington par le bout du
nez ! – l'État sioniste fut tout au long des années 1950 un allié plus
embarrassant encore pour les États-Unis que la Grande-Bretagne. Malgré la
disposition favorable du président américain Truman à l'égard d'Israël[1],
les États-Unis ont respecté l'embargo sur les livraisons d'armes qu'ils avaient
décrété à l'encontre des belligérants de 1948, et n'ont pas délivré d'armes à
Israël, ni ne lui ont octroyé d'aide militaire, tout au long des années 1950,
de peur de s'aliéner l'opinion publique arabe – en vertu de la même logique qui
les poussait à se démarquer de la Grande-Bretagne et de la France. C'est ce
dernier pays qui fut le principal fournisseur d'armes à Israël durant près de
deux décennies. Certes, l'aide économique de Washington à Tel-Aviv finançait
les acquisitions israéliennes d'armement auprès d'autres fournisseurs, mais
l'absence de relations militaires directes exprime bien la distance maintenue
entre les deux pays, en particulier sous l'administration Eisenhower.
Au vu du resserrement des rapports entre les deux pays sous Johnson,
certains croient pouvoir interpréter cette évolution en termes de poids comparé
des juifs, sinon du " lobby juif ", dans l'électorat
démocrate et l'électorat républicain[2].
Certes, c'est un fait bien connu que la grande majorité du " vote
juif " aux États-Unis, comme pour d'autres minorités ethniques, va au
parti démocrate. Mais croire que le lobby pro-israélien[3]
est au poste de commande de la politique extérieure à Washington, notamment à
l'égard d'une des zones du plus grand intérêt stratégique pour les États-Unis,
c'est lui accorder beaucoup plus de poids qu'il n'en a réellement – un poids
supérieur à celui du lobby pétrolier qui représente les intérêts capitalistes
les plus lourds du pays !
Comme l'a écrit très justement Noam Chomsky :
" Malgré le niveau remarquable du soutien états-unien à
Israël, il serait erroné de présumer qu'Israël représente le principal intérêt
des États-Unis au Moyen-Orient. Cet intérêt principal réside plutôt dans les
réserves énergétiques de la région, surtout dans la péninsule Arabique. Une
analyse du Département d'État décrivait l'Arabie saoudite, en 1945, comme
"…une extraordinaire source de pouvoir stratégique, et l'un des plus
grands enjeux matériels de l'histoire." Les États-Unis étaient déterminés
à remporter et garder cet enjeu. […] Une variante plus récente du même thème
est que le flux des pétrodollars doit être largement canalisé vers les
États-Unis à travers les achats d'armement, les projets de construction, les
dépôts bancaires, le placement dans les bons du Trésor, etc. […]
S'il n'y avait pas la perception du rôle géopolitique d'Israël –
principalement au Moyen-Orient, mais ailleurs également – il n'est pas certain
que les divers lobbies pro-israéliens aux États-Unis auraient eu beaucoup
d'influence sur la définition de la politique du pays […]. Inversement, cette
influence s'éroderait très probablement si Israël finissait par être perçu
comme une menace, plutôt que comme un soutien, à l'intérêt états-unien
principal dans la région du Moyen-Orient, qui est de garder le contrôle des
réserves énergétiques et du flux des pétrodollars[4]. "
Le rôle géopolitique d'Israël est devenu crucial pour les États-Unis
lorsqu'ils ont été confrontés, dès le début des années 1960, à l'expansion et à
la radicalisation du nationalisme arabe, au point d'être obligés de mettre fin
à leur présence directe au cœur même de la zone la plus stratégique à leurs
yeux. L'évacuation de la base de Dhahran située en pleine zone pétrolifère
saoudienne, quinze ans après sa construction et alors que la menace grondait
autour des intérêts mêmes que cette base était destinée à protéger, témoignait
du caractère périlleux du moment que traversait l'entreprise de domination
états-unienne au Moyen-Orient.
Dans ces conditions, et alors que toute agression directe de la part de
Washington aurait inévitablement entraîné un embrasement du sentiment populaire
arabe hostile à ses intérêts, outre le handicap défensif dû à l'absence de
troupes américaines sur le sol saoudien au cas où le royaume serait attaqué de
l'extérieur (Yémen) ou menacé de l'intérieur, Israël devenait un atout
stratégique inestimable.
Par deux aspects complémentaires : le rôle militaire d'Israël en
tant que " chien de garde " des intérêts impérialistes dans
la région, d'une part ; le bénéfice politique que pouvait tirer Washington
du fait d'apparaître aux yeux des États de la région comme tenant la laisse de
ce " chien de garde ", d'autre part. Ces deux raisons
combinées pousseront Washington à se substituer à Paris en tant que fournisseur
attitré d'armement à l'État sioniste, plaçant celui-ci en situation de
dépendance militaire à son égard, s'ajoutant à la dépendance économique déjà
existante du fait de l'importance de l'aide publique et privée en provenance
des États-Unis.
[...]
La révolution islamique iranienne
En février 1979, le mois précédant la signature du traité
égypto-israélien, les États-Unis subissaient le plus grave revers de l'histoire
de leur présence au Moyen-Orient, avec l'arrivée au pouvoir à Téhéran de
l'ayatollah Khomeyni. Alors que la menace communiste semblait révolue à tout
jamais et que le nationalisme semblait avoir fait son temps au Moyen-Orient,
voilà que surgissait, avec une puissance et une impétuosité impressionnantes,
un courant idéologique que Washington avait pris l'habitude de considérer
jusque-là comme un instrument de choix de sa croisade anticommuniste, un
courant qui s'avérait protéiforme au point de se muter en ennemi principal des
États-Unis, dans l'ensemble du monde musulman : l'intégrisme islamique.
Ce que l'on n'avait pas saisi à Washington, c'est que l'écrasement des
communistes et la faillite historique des nationalistes ne signifiaient rien de
plus que l'élimination de vecteurs particuliers d'expression du ressentiment
populaire anti-impérialiste. Ils ne signifiaient nullement, loin s'en faut,
l'élimination de ce ressentiment lui-même, qui ne tarda pas à (ré)investir cet
ancien-nouveau vecteur que Washington et ses alliés saoudiens avaient utilisé contre
les deux précédents, durant près de trois décennies. La mutation de
l'intégrisme islamique était possible parce qu'il pouvait aisément s'opposer à
l'Occident, avec autant de véhémence et de fanatisme qu'il s'était opposé aux
communistes et aux nationalistes progressistes. Ces deux faces de Janus de
l'intégrisme islamique contemporain étaient inscrites dans son acte de
naissance : le mouvement des Frères musulmans était né en Égypte, un
demi-siècle avant la révolution islamique iranienne, dans une double hostilité
à la domination britannique et ses suppôts égyptiens, et à la gauche[5].
Le renversement du Chah d'Iran constituait une perte stratégique
considérable pour les États-Unis : perte d'un suppléant régional, mais
aussi d'un client économique de premier plan, aggravée par la nature des
remplaçants de la monarchie – une mollarchie déterminée à faire payer au
" Grand Satan " états-unien son soutien au Chah et se
présentant comme ennemi juré de Washington dans l'ensemble du monde musulman.
La très longue (444 jours !) prise en otages du personnel de l'ambassade
des États-Unis à Téhéran, à partir de novembre 1979, témoignait à la fois de l'intensité
extrême de l'antiaméricanisme khomeyniste et du déclin général des États-Unis,
impuissants devant cette provocation énorme, après avoir essuyé un fiasco
humiliant lors d'une tentative avortée de sauvetage des otages.
L'impuissance ressentie face à la révolution iranienne était amplifiée
par toute une série de revers régionaux, bien résumés par Gary Sick, qui était
membre du Conseil de sécurité nationale et conseiller de Carter sur l'Iran, au
moment où le Chah fut renversé :
" Ce coup dur fut aggravé en février 1979 par des rapports
faisant état d'un début d'invasion du Yémen du Nord par son voisin du Sud,
marxiste déclaré. Cet événement, survenant dans la foulée du putsch marxiste en
Afghanistan en avril 1978, de la conclusion du traité entre l'Éthiopie et
l'Union soviétique en novembre 1978, de la chute du Chah et de l'assassinat de
l'ambassadeur Adolph Dubs à Kaboul en février 1979, créa l'impression que les
États-Unis avaient perdu toute capacité d'influencer les événements régionaux.
Cette impression fut renforcée lorsque la Turquie et le Pakistan suivirent
l'Iran, en se retirant de la CENTO en mars[6]. "
La seule consolation pour Washington était de savoir qu'à Moscou, on
était tout autant alarmé par la montée de l'intégrisme islamique à l'iranienne,
sinon plus, du fait de l'importance des populations musulmanes enfermées dans
cette prison des peuples qu'était l'URSS, héritière de la Russie tsariste. Pris
de panique devant la révolution khomeyniste, les dirigeants du Kremlin
commirent l'erreur fatale d'envahir l'Afghanistan, inspirés par une version
soviétique de la théorie des dominos, c'est-à-dire par la peur que l'intégrisme
islamique ne remporte une seconde victoire aux confins de l'URSS et ne pousse
plus loin sa contagion. Cette erreur sera largement exploitée par Washington.
En ce début des années 1980, Washington se trouvait confronté à une
double menace pesant sur ses positions au Moyen-Orient, une double menace
constituée par l'exportation de la révolution khomeyniste, d'une part, et par
la première irruption guerrière de l'armée soviétique au Moyen-Orient, depuis
son retrait d'Iran en 1946, d'autre part. Entamant la décennie au plus bas de
leur déclin impérial – incapables d'intervenir directement en Iran pour cause
de " syndrome vietnamien ", après avoir été incapables de
dissuader Moscou d'envahir l'Afghanistan, et à défaut de suppléant régional
capable de réagir dans un cas comme dans l'autre – les États-Unis choisiront de
contrer ces deux menaces au moyen de forces agissant en connivence avec
Washington, sans être sous sa tutelle. Ces deux forces finiront par se
retourner, en tout ou en partie, contre Washington.
Contre les troupes soviétiques en Afghanistan, les États-Unis, en
collaboration avec leurs alliés saoudiens et pakistanais, soutiendront
financièrement et militairement la résistance des forces islamiques afghanes,
auxquelles s'adjoignit une nébuleuse d'intégristes islamiques en provenance de
l'ensemble du monde musulman. On connaît trop bien, à présent, la suite
tragique de cette histoire. L'erreur fatale de Washington fut de croire, ou de
se convaincre, que l'intégrisme islamique violemment hostile aux États-Unis
était une particularité de l'islam chiite, et que les variantes sunnites, et
notamment wahhabites, de l'intégrisme islamique étaient intrinsèquement
acquises à l'alliance avec l'Occident.
Contre l'Iran, les États-Unis compteront sur l'Irak de Saddam Hussein.
Contrairement à une perception simpliste et largement répandue au début de la
guerre Irak-Iran, Washington n'a jamais souhaité la victoire de Bagdad, pour la
bonne raison que le régime baasiste avait pratiqué à plusieurs reprises une
surenchère antiaméricaine et anti-israélienne virulente, et s'était illustré,
récemment encore, en cherchant à prendre la tête de l'opposition arabe à
Sadate, à la suite de la défection de ce dernier. Washington savait
pertinemment que le régime irakien, caressant des ambitions régionales dictées
par la mégalomanie de Saddam Hussein, ne lui serait jamais soumis – et comment
l'aurait-il été alors que, jusqu'au bout, ses partenaires privilégiés et
fournisseurs d'armement furent l'URSS, en première position, et la France, en
seconde position ?
La politique des États-Unis vis-à-vis de la guerre entre l'Irak et
l'Iran consistait, dans la plus pure tradition machiavélienne, à la faire durer
le plus longtemps possible, en veillant à ce qu'aucun des deux belligérants ne
l'emporte décisivement sur l'autre – au besoin, en aidant celui des deux qui
était en mauvaise posture, à rééquilibrer la situation. Cette politique fut
poursuivie durant les cinq premières années de la guerre, d'autant plus
sereinement que le marché pétrolier s'accommodait parfaitement de celle-ci et
que le rôle du royaume saoudien dans l'OPEP se trouvait accru par la réduction
des exportations irakiennes et iraniennes.
Mais lorsque la guerre déborda, de sorte à mettre en péril la
circulation maritime dans le Golfe arabo-persique à partir de 1986, il devint
souhaitable de l'arrêter. L'Iran avait le dessus ; un feu vert fut donné à
Bagdad par les grandes puissances – de facto, sinon explicitement – pour
l'utilisation d'armes chimiques afin de refouler les troupes iraniennes hors du
territoire irakien. C'est au moyen de tels crimes de guerre que Bagdad parvint
à récupérer son territoire et que l'Iran accepta, en juillet 1988, le
cessez-le-feu qu'il rejetait jusque-là et qui entra en vigueur le mois suivant.
Deux guerres se terminaient en même temps, celle de l'armée soviétique
en Afghanistan[7] et celle qui
opposait l'Irak à l'Iran. Washington pouvait s'estimer satisfait du
résultat : ses trois adversaires sortaient exsangues de l'épreuve. L'Union
soviétique, d'abord, dont l'aventure afghane accéléra la crise finale et la
décomposition : ce résultat-là dépassait toutes les espérances des
États-Unis et, quelque tragique que furent les conséquences du retournement
ultérieur d'Al-Qaida contre son sponsor états-unien, la conséquence finale –
l'implosion de l'URSS et la fin du " communisme " – est
incontestablement de taille à justifier la politique suivie aux yeux de ses décideurs
(d'autant plus que le retournement de Ben Laden était évitable).
La guerre du Golfe de 1991
L'Iran et l'Irak, ensuite. Le problème était que l'Irak, bien
qu'exsangue économiquement, sortait du conflit avec une armée
disproportionnément grande, aguerrie de surcroît par huit années de guerre sans
merci. Saddam Hussein avait le choix entre la réduction radicale de ses
dépenses militaires à des fins économiques, ou la fuite en avant : le
comportement pingre et cupide de ses voisins et bailleurs de fonds, à commencer
par le Koweït, l'incita à se souvenir de la revendication historique de l'État
irakien sur l'émirat, créé par les Britanniques à ses dépens. Le 2 août 1990,
les troupes de Saddam Hussein envahissaient le Koweït. C'est exactement ce que
Washington souhaitait.
Les États-Unis cherchaient un prétexte, en effet, pour réaliser deux
objectifs à la fois : d'une part, la réduction radicale de la force
irakienne, jugée trop menaçante pour les monarchies pétrolières environnantes
(c'est la sécurité de celles-ci, celle du royaume saoudien en particulier, et
non la sécurité d'Israël, qui fut la principale motivation de l'intervention
états-unienne) ; d'autre part, le rétablissement de la présence militaire
directe des forces armées états-uniennes dans la péninsule Arabique, plus d'un
quart de siècle après son démantèlement. Saddam Hussein leur offrit ce prétexte
sur un plateau.
La " guerre du Golfe "
permit à Washington de détruire les deux tiers du potentiel militaire irakien.
Elle permit aussi aux forces armées états-uniennes de se réinstaller dans le
royaume saoudien, puis de s'établir au Koweït et d'autres émirats du Golfe
après la fin des opérations. De ce fait – avec en toile de fond l'agonie de
l'URSS, puis son implosion finale, une agonie qui se traduisit par une perte d'influence
drastique dans la région, au point que le régime syrien, client traditionnel de
Moscou, se joignit à la coalition menée par Washington contre l'Irak – la
guerre du Golfe inaugura la période d'apogée de l'hégémonie des États-Unis au
Moyen-Orient.
[...]
Pour l'administration Bush, comme du reste pour
l'ensemble du capitalisme états-unien, il devenait urgent de mettre un terme à
l'embargo imposé à l'Irak, afin de permettre la reconstruction et la
modernisation des infrastructures pétrolières – soit plusieurs années
d'investissements et de travaux – de ce pays, détenteur des deuxièmes réserves
mondiales de pétrole après le royaume saoudien. L'objectif était de permettre à
l'Irak de doubler, puis tripler sa production (selon sa capacité estimée), au
cours de cette première décennie du siècle, afin d'éviter une crise dans la
décennie suivante. Un postulat sous-jacent à ce souci est le maintien de la
marge importante d'élasticité de la production saoudienne – la différence entre
la production réelle du royaume et sa capacité de production[8]
– qui est fondamentale pour la stabilisation du marché pétrolier mondial sous
supervision des États-Unis, et constitue " la pierre angulaire de
leur politique pétrolière "[9].
L'aubaine du 11 septembre 2001
Il devenait donc urgent de créer les conditions d'une levée de
l'embargo imposé à l'Irak. Ces conditions étaient fondamentalement au nombre de
deux : la première était le renversement de Saddam Hussein et son
remplacement par un gouvernement sous contrôle des États-Unis. Sans ce
" changement de régime ", il n'était pas question pour
Washington d'aller vers la levée de l'embargo, comme le réclamaient, depuis
quelque temps, Paris et Moscou, et pour la même raison en sens inverse.
Le régime baasiste avait accordé à ses deux partenaires privilégiés
qu'étaient, depuis toujours, la France et la Russie, d'importantes concessions
pétrolières dont l'exploitation était tributaire de la fin de l'embargo. Or
l'enjeu irakien – l'énorme marché de la reconstruction du pays, dévasté par
vingt ans de guerre et d'embargo, s'ajoutant à ses ressources pétrolières
gigantesques – était d'une telle importance qu'il était exclu que Washington,
soutenu par Londres pour des raisons identiques, l'offre sur un plateau
d'argent à Paris et Moscou.
Les seuls termes de l'alternative pour l'administration Bush, comme
pour l'administration Clinton avant elle, étaient : soit le maintien de
l'embargo, soit la mainmise des États-Unis sur l'Irak. Pour cette dernière
option de plus en plus pressante, il fallait cependant que fût remplie une
autre condition : la possibilité politique – du point de vue de la
politique intérieure américaine, essentiellement – d'envahir l'Irak et de
maintenir ce pays sous occupation et tutelle directe des États-Unis. En effet,
la seule et unique garantie pour que l'Irak soit inféodé à l'Oncle Sam est la
domination directe de ce pays par Washington.
C'est que l'Irak n'est pas situé en Europe de l'Est, mais bien dans la
région du monde où le sentiment populaire est le plus hostile aux États-Unis. À
défaut d'une hégémonie idéologique de leur part, assurant l'ancrage de l'Irak
dans la dépendance à leur égard, il fallait établir dans ce pays une forme
originale de régime de tutelle. C'est parce qu'il était dans l'incapacité
politique de le faire que Bush senior avait préféré laisser Saddam Hussein
réprimer la rébellion populaire dans le sang, en mars 1991, plutôt que de voir
triompher une révolution irakienne échappant au contrôle de Washington.
Clinton, handicapé par l'exploitation du scandale Lewinsky par l'opposition
républicaine, n'était certainement pas en mesure de le faire, non plus, en
1998, lorsque la crise autour des inspecteurs de l'ONU lui en fournit le
prétexte.
C'est dans ce contexte que survint la formidable aubaine pour
l'administration Bush que fut le 11 septembre 2001. Comme pour Saddam Hussein
en 1990, on pourrait dire que si Oussama Ben Laden n'existait pas, il aurait
fallu l'inventer – pour le bénéfice de Washington. Cette revanche spectaculaire
d'intégristes musulmans, ex-alliés des États-Unis et devenus leurs ennemis
jurés, créa un tel traumatisme politique dans le pays que l'administration Bush
crut y voir la possibilité offerte, pour la première fois, d'en finir
radicalement avec le " syndrome vietnamien " et de renouer
avec l'interventionnisme militaire effréné des premières décennies de la Guerre
froide.
[...]
[Ce texte a été rédigé en réponse à des questions formulées par Tikva
Honig-Parnass et Toufik Haddad, les rédacteurs du bulletin Between the Lines
publié à Jérusalem. Leurs questions portaient essentiellement sur 1) le
rapport entre, d'une part, l'offensive menée par Sharon – avec la réoccupation
des territoires palestiniens évacués dans le cadre des accords
d'Oslo/Washington – et, d'autre part, la stratégie régionale des États-Unis,
ainsi que 2) sur les conséquences de cette offensive dans le monde arabe.]
Israël a traditionnellement été une composante clé de la stratégie des
États-Unis au Moyen-Orient. Comme tout le monde ne sait que trop bien, cette
stratégie s'est déployée prioritairement autour de la question du
pétrole : le bond dans l'importance du pétrole en général, et du pétrole
du Moyen-Orient en particulier, pour les économies occidentales, depuis la
Seconde Guerre mondiale, explique l'engagement accru des États-Unis dans la
région. Le centre de gravité de cet engagement a été la tutelle exercée sur le
royaume saoudien – une tutelle établie depuis 1945, avant la création de l'État
d'Israël. Ce dernier deviendra le chien de garde des intérêts des États-Unis
dans la région : étant congénitalement un État militarisé – c'est- à -dire
un État d'un très haut degré de préparation militaire, se distinguant par un
taux élevé de son PIB consacré aux dépenses militaires et une proportion élevée
de sa population mobilisée dans les forces armées – et ne pouvant être
autrement du fait de son origine coloniale et de son rapport hostile à son
environnement, Israël était prédestiné à jouer ce rôle. C'est ainsi que cet
État allait devenir une menace pour tout régime arabe voisin défiant les
intérêts des États-Unis dans la région, et surtout le contrôle états-unien du
pétrole saoudien. En ce sens, le royaume saoudien et Israël sont deux pièces
majeures et complémentaires de la stratégie régionale des États-Unis.
Cependant, l'importance d'Israël pour les intérêts régionaux des
États-Unis n'est devenue vitale qu'à la fin des années 1950 : avant cela,
les intérêts états-uniens au Moyen-Orient ne rencontraient pas de défi sérieux.
Le nationalisme arabe au début de son ascension était encore très faible et
prioritairement orienté contre le colonialisme ouest-européen traditionnel. Sa
radicalisation ultérieure sous Nasser, qui allait devenir le principal ennemi
de la monarchie saoudienne, le projet de Nasser d'unifier la nation arabe sous
sa direction et l'alliance qu'il établit avec l'Union soviétique, lui offrant
ainsi un accès a cette partie du monde – tels furent les facteurs qui élevèrent
Israël au rang d'allié régional décisif des États-Unis.
Cette évolution trouva son expression dans le changement de l'attitude
des États-Unis entre la guerre de 1956 et celle de 1967. En 1956, Israël
attaqua l'Égypte nassérienne en alliance avec les deux représentants
traditionnels de la domination européenne dans la région : la France et la
Grande-Bretagne. Les États-Unis s'y opposèrent : non seulement parce
qu'ils se dissociaient des intérêts coloniaux traditionnels, mais aussi parce
que l'agression tripartite ne pouvait qu'embraser les sentiments anti-occidentaux
parmi les Arabes au moment où les États-Unis espéraient encore maintenir des
relations amicales avec l'Égypte. En 1967, cependant, le nationalisme arabe
était à l'apogée de sa radicalisation " socialiste ", tant
en Égypte depuis le début des années 1960 qu'en Syrie depuis 1966, et
l'hostilité des deux États au royaume saoudien était intense. Les États-Unis
craignaient qu'une alliance radicale entre Le Caire et Damas, avec l'Irak où
les nationalistes arabes étaient déjà au pouvoir, puisse établir un puissant
étau autour des Saoudiens. Le feu vert fut donc donné à Israël pour déclencher
son agression du 5 juin 1967.
Dans cette guerre, principal tournant de la situation régionale depuis
1948 (le Moyen-Orient est toujours confronté aux conséquences directes de la
guerre de 1967), deux ensembles d'intérêts, différents mais convergents,
étaient en jeu. D'une part, les intérêts des États-Unis, comme cela a été
expliqué, et d'autre part, ceux de l'État d'Israël qui n'a jamais été une
simple " marionnette " des États-Unis, mais a toujours eu
ses propres calculs, comme il était évident en 1956 et reste vrai jusqu'à ce
jour. Pour Israël, la réalisation du mandat états-unien d'asséner un
coup mortel aux régimes du Caire et de Damas s'accordait parfaitement avec
son propre objectif d'achever le travail commencé en 1948 en occupant la
Cisjordanie jusqu'au Jourdain, ainsi que la bande de Gaza.
Pour récompenser Israël de son exploit militaire, les États-Unis
soutiendront deux exigences du gouvernement sioniste contre ses voisins arabes :
la redéfinition des frontières de l'État d'Israël en fonction de sa
" sécurité ", et sa reconnaissance par les régimes arabes
en mettant fin à l'état de belligérance qui existait depuis 1948. Ces exigences
étaient au centre de la résolution 242 du Conseil de sécurité de l'ONU
approuvée par les États-Unis en novembre 1967, explicitement (reconnaissance et
paix) ou implicitement (le célèbre article " the " manquant
à la mention du retrait israélien " des " – ou " de "
– " territoires occupés " , dans la version anglaise de
référence).
Les exigences territoriales d'Israël étaient d'autant plus acceptables
pour les États-Unis que la population palestinienne connut une intense
radicalisation après juin 1967 et il devint clair que toute restitution
intégrale de la Cisjordanie à la Jordanie mettrait la monarchie hachémite en
péril. C'est ainsi que le gouvernement israélien put œuvrer à la réalisation du
plan Allon d'établissement d'implantations stratégiques en Cisjordanie pour le
contrôle du territoire, dans la perspective d'une évacuation ultérieure des
zones peuplées. Ce plan constituera la principale architecture conceptuelle des
offres de paix sionistes, y compris les accords d'Oslo et jusqu'aux offres de
Barak lors des négociations de Camp David en 2000. Et il était et reste soutenu
par les États-Unis.
Plusieurs observateurs crurent que l'importance stratégique d'Israël
allait diminuer radicalement après 1991 : c'était l'année de la guerre du
Golfe, avec l'intervention militaire directe et massive des États-Unis
dans la région et l'établissement d'une présence militaire permanente
états-unienne dans les États arabes du Golfe ; c'était aussi l'année de la
fin de l'URSS. En fait, on pourrait même considérer que le tournant était
constitué par le changement d'allégeance de l'Égypte, passant de l'Union
soviétique aux États-Unis en 1972, sous Sadate, qui explique l'attitude
" plus équilibrée " de Washington dans son entremise pour
une paix entre l'Égypte et Israël après la guerre de 1973.
En vérité, tant 1973 que 1991 furent des tournants majeurs, incitant
les États-Unis à exercer une plus grande pression sur Israël pour des
concessions en vue de l'instauration d'une pax americana. C'est ainsi
que le traité de paix entre l'Israël de Begin et l'Égypte de Sadate put être
conclu, et c'est la raison pour laquelle les États-Unis exercèrent une forte
pression sur le gouvernement Shamir en 1991 pour qu'il se joigne au
" processus de paix ". Toutefois, l'importance d'Israël en
tant qu'atout stratégique des États-Unis n'a pas décliné au point de
disparaître. Étant donné le caractère hautement volatil et explosif de la
situation sociale et politique dans les pays arabes, les États-Unis savent trop
bien qu'ils ne peuvent pas parier sur la stabilité de quelconques alliances dans
la région.
En comparaison, la dépendance stratégique d'Israël, en tant qu'entité
politique, à l'égard des États-Unis, en fait le plus stable des alliés. Le
gouvernement états-unien sait qu'il y a des limites étroites au nombre de
soldats qu'il peut faire stationner dans la région, comme ce fut bien illustré
par le coût élevé déjà payé pour le maintien de 5000 soldats dans le royaume
saoudien, y compris les attentats du 11 septembre. Il sait en outre qu'il faut
du temps pour envoyer des troupes dans la région et qu'il n'est pas certain que
ce sera toujours aussi facile qu'en 1990, durant la préparation de la guerre du
Golfe. En ce sens, le rôle d'Israël en tant que base militaire avancée dans
cette partie du monde reste très précieux, et les 5 milliards de dollars qu'il
coûte aux contribuables américains sont un investissement très judicieux si on
les compare à ce qui pourrait être réalisé si la même somme était ajoutée à
l'énorme budget militaire états-unien.
Ce qui nous conduit à la situation présente. L'offensive militaire
israélienne contre les territoires sous contrôle palestinien en Cisjordanie est
le produit d'une convergence entre plusieurs facteurs. Le premier est l'impasse
dans laquelle s'est trouvée la mise en œuvre du plan Allon, autrement dit le
" processus de paix " : il est devenu clair que la
population palestinienne n'accepterait pas ce qui lui est apparu de plus en
plus comme un marché de dupes, après les premières illusions de 1993-1994. Il
est devenu clair également qu'Arafat ne prendrait pas le risque d'affronter son
peuple en échange ce qui lui semblait, de plus en plus, n'être qu'une
supercherie et un piège mortel. Les deux aspects étaient étroitement
liés : c'est seulement si la population palestinienne avait été soumise à
sévère dictature qu'elle aurait pu être conduite à avaler les pilules très
amères du règlement imposé par les États-Unis et l'État sioniste.
Le second facteur est évidemment l'accession de Sharon au pouvoir en
Israël, en tant qu'expression de la décision quasi-unanime de l'establishment
sioniste de régler leur compte aux Palestiniens. Avec le soutien des
travaillistes, Sharon fait ce qu'ils n'auraient pas pu faire eux-mêmes sans
compromettre leur capital politique spécifique en Israël et dans le monde.
Le troisième facteur est évidemment le 11 septembre et ses
lendemains : en faisant de la " guerre contre le
terrorisme " la nouvelle justification de l'interventionnisme
planétaire des États-Unis, les attentats de Washington et de New York ont donné
à Sharon la couverture politique dont il avait besoin pour ses propres visées.
Nous atteignons à présent le point où cette convergence va probablement
arriver à sa fin et où les alliés conjoncturels vont se séparer. Le dessein de
Sharon n'est pas de détruire " l'infrastructure terroriste "
afin d'ouvrir la voie à une tentative renouvelée d'établir un bantoustan
palestinien. Son vrai projet est de détruire " l'Autorité
palestinienne " afin d'imposer une mainmise coercitive directe sur la
population palestinienne qui la contraindrait à quitter la Cisjordanie,
réalisant ainsi l'objectif de " transfert " qu'il a
toujours partagé avec son ami assassiné Zeevi.
Les États-Unis et leurs fidèles alliés travaillistes israéliens visent
à rétablir une " autorité palestinienne " exerçant un contrôle
plus répressif sur une population palestinienne très affaiblie, dans le cadre
d'une paix fondée plus ou moins sur l'offre faite par Barak à Camp David en
2000, combinée avec l'offre saoudienne de " normaliser "
les relations entre Israël et l'ensemble du monde arabe. Cette dernière offre a
été conçue en fait par le département d'État états-unien comme moyen de
revigorer le " processus de paix " agonisant : elle ne
contient rien de neuf pour l'essentiel, excepté le fait qu'elle ait été
formulée par le royaume saoudien qui avait préféré rester hors champ jusqu'à
présent par crainte des retombées politiques d'un " processus de
paix " si chaotique.
Le gros problème est cependant que l'offensive de Sharon contre les
Palestiniens a créé un ressentiment si fort et si amère contre Israël et les
États-Unis dans l'ensemble du monde arabe qu'il est devenu en lui-même un
obstacle important pour toute reprise du " processus de
paix ". Que cela soit l'objectif de Sharon ne fait aucun doute. Il n'en
va pas de même pour Bush ou Pérès toutefois, mais ils sont tous deux
politiquement myopes et inintelligents. Ce qu'ils ont permis à Sharon
d'accomplir, avec un mélange de connivence et d'indulgence, pourrait très bien
s'avérer être un tournant historique détruisant toute perspective de paix
israélo-arabe et provoquant une déstabilisation de l'ensemble de la région
hautement nuisible aux intérêts des États-Unis, comme l'ont déjà montré les
énormes mobilisations de masse qui ont eu lieu dans tous les pays arabes sans
exception ou presque.
Ce ne serait pas la première fois – ni la dernière, certainement – que
les États-Unis sèment les graines de la rébellion contre leurs propres
intérêts. Bush et Sharon préparent pour les États-Unis et Israël des désastres
futurs qui pourraient bien faire apparaître le 11 septembre, rétrospectivement,
comme un simple début.
[...]
Lettre à un/e
militant/e antiguerre passablement déprimé/e [avril 2003]
[A cause des illusions qu'avaient pu susciter, d'une part, la
croissance impressionnante du mouvement antiguerre au cours des mois qui
précédèrent l'offensive, et d'autre part, la résistance militaire rencontrée
par les forces anglo-états-uniennes au cours des premiers jours de la même
offensive, un petit vent de démoralisation souffla sur le mouvement à l'annonce
de la prise de Bagdad par les envahisseurs. Cette
" lettre " visait à y répondre, à chaud. Elle connut une
diffusion exceptionnelle, dans plusieurs pays et plusieurs langues, qui
témoignait du besoin auquel elle répondait.]
Chèr/e ami/e
La déception que tu as manifestée en apprenant les nouvelles de
l'effondrement du régime irakien ne me semble pas justifiée.
Je peux, certes, la comprendre : ce qui t'attristait surtout,
c'est le fait que cet effondrement a permis aux rapaces de Washington et de
Londres de pavoiser. Une guerre quasi-coloniale, menée par le tandem Bush-Blair
(appelons-les " B2 ", ça leur sied bien : c'est le nom
d'un bombardier !) contre la volonté manifeste de la grande majorité de
l'opinion publique mondiale, a pu être présentée ainsi comme une
" guerre de libération ", animée par des motivations
démocratiques. C'est, en effet, enrageant !
Mais souviens-toi des prévisions que nous avions formulées depuis des
mois et des mois. Elles tenaient en quelques propositions :
1)
le plus simple pour B2 sera le renversement du régime de Saddam
Hussein, qu'ils n'auront pas grand mal à abattre ; les véritables
difficultés commenceront ensuite ;
2)
ils se permettent de défier les opinions publiques, parce qu'ils
tablent sur le spectacle de foules irakiennes réjouies d'avoir été débarrassées
de Saddam Hussein, afin de retourner les opinions ; ce spectacle, il faut
s'y préparer : il est inévitable, tant la dictature bassiste est abhorrée
– à juste titre ;
3)
B2 sont des aventuristes, des joueurs qui s'engagent dans une guerre
sur la base d'un pari sur le meilleur scénario : ils misent sur la
récupération de l'essentiel de l'appareil d'État irakien, l'armée en
particulier : ils misent sur son retournement contre Saddam Hussein et sur
la possibilité pour eux de l'utiliser pour le contrôle du pays sous leur
supervision ; or, le plus probable, c'est que leur intervention – qui
commencera par la tentative de liquider Saddam Hussein et l'occupation des
champs de pétrole irakiens – entraînera l'écroulement de l'appareil d'État et
débouchera sur un immense chaos, marqué par des règlements de compte sanglants.
Toutes ces propositions ont été confirmées. Rien de ce qui s'est passé,
quant au fond, n'aurait dû te surprendre : tout était prévisible. Considérons
les événements de ces derniers jours :
1) La " victoire "
D'un côté, une " coalition " entre la principale
puissance militaire du monde, qui absorbe à elle seule plus de 40 % des
dépenses militaires mondiales, et une grande puissance vassale ; de
l'autre, un État du tiers-monde dont les forces armées ont été détruites aux
2/3 en 1991, le dernier tiers ayant subi l'érosion du temps, sous un embargo
empêchant l'entretien de son matériel, le tout aggravé par plusieurs années de
désarmement sous l'égide des Nations unies. Comment s'étonner, dès lors, de la
déroute du régime irakien ?
Ce même régime avait déjà subi une défaite écrasante en 1991, avec
l'effondrement du dispositif irakien au Koweït et dans le Sud de l'Irak. Il est
vrai que, cette fois-ci, l'objectif de Washington était de prendre les villes
et d'occuper la totalité du territoire : un objectif plus difficile à
réaliser, certes. Mais en même temps, c'est un pays exsangue, épuisé par plus
de vingt ans de guerres, de bombardements et d'embargo que Washington s'est
fixé pour tâche de conquérir. Et hier comme aujourd'hui, c'est un régime
bassiste abhorré par une grande majorité de la population irakienne, qui était
aux commandes à Bagdad : comment s'attendre à une mobilisation populaire
dans de telles conditions !
En réalité, ce n'est pas la victoire rapide des troupes
anglo-états-uniennes qui fut surprenante, mais bien la résistance que les
forces du régime leur opposèrent au cours des premiers jours de l'offensive.
Rappelle-toi : les commentaires fusèrent ces jours-là, pour se gausser de
la promesse d'une victoire rapide. Beaucoup crurent que l'embourbement prévu en
1991 allait enfin se réaliser. C'était se méprendre sur les raisons de la
résistance des premiers jours. Elles tenaient au fait que l'offensive terrestre
fut lancée en même temps que la campagne aérienne intensive, alors qu'en 1991
Washington avait soumis l'armée irakienne à plus de cinq semaines de
bombardement démentiel avant d'engager les troupes au sol. De ce fait, les
forces du régime étaient encore disposées à combattre au moment où l'offensive
terrestre a commencé – bien plus qu'en 1991, lorsque ceux qui avaient survécu
aux bombardements étaient épuisés et hébétés, et se rendirent en masse aux
troupes de la coalition.
Les forces du régime, sans plus ! Confondre ce qui s'est passé en
Irak avec une véritable résistance populaire, confondre la défense de Bagdad
par les forces du régime avec la défense populaire de Beyrouth assiégée par
l'armée israélienne en 1982, c'était se méprendre lourdement, tant sur les
perspectives de la guerre que sur la nature du rapport de la population
irakienne au régime tyrannique de Saddam Hussein. La principale faille dans le
plan du Pentagone fut d'ailleurs le fait que les bombardements " d'opportunité "
du premier jour de l'offensive ratèrent leur cible : Saddam Hussein. Et il
est probable que l'effondrement accéléré de la défense de Bagdad ait été
directement provoqué par la fin du commandement de Saddam Hussein, qu'il ait
été tué sous les bombes ou qu'il se soit volontairement éclipsé. Dans une
dictature aussi centralisée et personnalisée, il suffit d'éliminer le dictateur
pour que le régime s'écroule, lorsqu'il est soumis à forte pression.
2) La réaction de la population
Comment s'étonner du soulagement et de la joie de la population
irakienne à l'annonce de la chute de la dictature ? Moi-même, bien que
n'ayant jamais partagé le sort de la population irakienne, j'ai ressenti un
véritable soulagement à l'annonce de la fin du régime. La dictature baasiste
irakienne est arrivée au pouvoir en juillet 1968, alors que j'étais en pleine
radicalisation, comme une bonne partie de ma génération dans les diverses
régions du monde. La première priorité du nouveau régime fut l'écrasement de
l'expression irakienne de cette radicalisation, dont le catalyseur régional
avait été la défaite des régimes arabes face à l'agression israélienne de juin
1967.
Le foyer de guérilla inauguré dans le Sud irakien par le guévariste
Khaled Ahmed Zaki, ainsi que la scission de gauche du parti communiste irakien,
furent impitoyablement écrasés par le régime de terreur qui fut instauré à
Bagdad. Très vite, les nouveaux putschistes gagnèrent la réputation d'être le
plus féroce des régimes de la région : les militants irakiens savaient
qu'il était préférable de mourir en affrontant les forces du régime, armes en
main, plutôt que de se faire arrêter et de mourir sous une torture
insurpassable en atrocité. Le régime baasiste écrasa, dans le sang et
l'horreur, la gauche irakienne, la plus importante composante de la gauche
arabe. Il contribua ainsi, à sa manière, à préparer le terrain à l'hégémonie de
l'intégrisme islamique dans la contestation populaire régionale. De tous les
dictateurs qui ont été comparés à Hitler depuis un demi-siècle, le plus souvent
de façon grossièrement abusive et à des fins propagandistes, celui qui
ressemblait le plus à l'original est bien Saddam Hussein : non seulement
du point de vue des caractéristiques internes du régime – sans la base
populaire mobilisée idéologiquement, – mais aussi du point de vue de la volonté
expansionniste, guidée par un aveuglement mégalomaniaque.
Trente-cinq années que j'attendais et espérais la chute de ce régime
exécrable ! Je fus donc soulagé d'apprendre sa chute. Comme des millions
d'Irakiens et d'Irakiennes. Cela dit, le soulagement de la population irakienne
ne fut pas surprenant, non plus ; il était également tout à fait
prévisible. Ce qui fut surprenant, du moins pour Washington et Londres, c'est
la tiédeur, souvent empreinte d'hostilité, de l'accueil qui fut réservé à leurs
troupes par la population arabe irakienne – y compris dans ce Sud chiite qu'ils
pensaient leur être acquis.
Cela aussi n'est pas difficile à comprendre. Ce que Washington et
Londres n'avaient pas saisi, c'est que cette population qui a tant de raisons
de haïr Saddam Hussein en a encore plus de les haïr : les Irakiens se
souviennent de la façon dont la coalition les a livrés à Saddam Hussein en
1991 ; ils subissent encore les conséquences de douze années d'embargo
génocidaire imposé par Washington et Londres, avec la complicité de leurs
partenaires au Conseil de sécurité de l'ONU ; et ils ne sauraient
accueillir en libérateurs les États-Unis, principal oppresseur de la région et
sponsor de l'État d'Israël, accompagnés du colonisateur britannique de la
veille qui a laissé un souvenir exécrable.
Ce fait a même considérablement inhibé les manifestations de joie de la
population irakienne, et Washington a dû avoir recours aux artifices de la
propagande pour donner l'impression que les troupes de la coalition
anglo-états-unienne étaient accueillies en " libératrices "
par la population. Si elles l'ont été, c'est surtout par les pilleurs, ceux qui
avaient le plus de raisons de trouver " Bush very good "
avec leur butin sous les bras, ces pilleurs dont les troupes d'occupation ont à
dessein " libéré " les instincts sur ordre d'un
commandement qui croyait ainsi se prémunir contre l'hostilité populaire et qui
a fini par l'accroître bien plus encore (le seul bâtiment public fortement
gardé à Bagdad fut le ministère du pétrole, de la même façon que les seules
zones " sécurisées " de l'Irak furent ses champs
pétroliers). La nouvelle invasion s'est rendue responsable d'un saccage de
Bagdad qui restera dans la mémoire historique comme un équivalent moderne du
sac de Bagdad au XIIIe siècle, lors de l'invasion mongole.
La seule fraction de la population de l'Irak à s'être alliée aux
troupes d'occupation et à avoir manifesté massivement sa joie à leur présence
est la population kurde. Myopie sempiternelle des directions du Kurdistan
irakien qui, l'une ou l'autre, ont si souvent misé sur de très mauvais
alliés : Israël, le Chah d'Iran, le pouvoir turc, les mollahs iraniens et
même Saddam Hussein ! Elles n'ont pas eu l'intelligence d'éviter de se
compromettre avec une force d'occupation vouée à devenir l'objet du
ressentiment de la population arabe irakienne, seule alliée qui compte vraiment
pour l'avenir du Kurdistan irakien. Il serait désastreux pour cet avenir que
les directions kurdes confirment leur image de partenaires dévoués des
puissances occupantes. Celles-ci n'ont aucune intention de défendre le droit du
peuple kurde à l'autodétermination, et n'hésiteront pas à sacrifier les Kurdes
d'Irak, si elles en éprouvaient le besoin, afin d'affermir leur contrôle sur le
pays.
3) Contrôle de l'Irak et domination mondiale
Les petits pilleurs des villes irakiennes ont d'ores et déjà
singulièrement compliqué la tâche des grands pilleurs des puissances
occupantes. Chaque jour qui passe confirme à quel point il sera difficile aux
B2 de contrôler l'Irak, face à une population qui les déteste cordialement. Et
ce n'est pas l'escroc Ahmed Chalabi et ses quelques mercenaires, que les
troupes des États-Unis ont ramené dans leurs fourgons, qui changeront cette
donne.
Le problème des États-Unis, c'est que – bien plus que dans l'Allemagne
ou le Japon de l'après-1945, où ils ont mis à contribution des pans entiers de
l'appareil d'État de l'ancien régime
(voire l'empereur lui-même, au Japon) – ils ne trouveront comme instruments
fiables en Irak que les rescapés de l'appareil de Saddam Hussein. Seuls les
responsables de l'ancien régime ont, en grand nombre, la bassesse morale
requise pour se mettre avec dévotion au service de l'occupation. Eux seuls seront
disposés à servir les nouveaux maîtres du pays avec une ardeur d'autant plus
grande qu'ils sauveront ainsi leur peau, tout en assouvissant leur soif de
pouvoir. Cela rendra l'occupation encore plus détestable aux yeux de la grande
masse du peuple irakien.
En étendant de plus en plus leur présence dans la région arabe, les
États-Unis " surexposent " leurs troupes. La haine qu'ils
suscitent dans l'ensemble des pays du Moyen-Orient et, au-delà, dans l'ensemble
du monde musulman, leur a déjà explosé à la figure à plusieurs reprises – le 11
septembre 2001 n'étant que la manifestation la plus spectaculaire et la plus
meurtrière de cette haine, à ce jour.
L'occupation de l'Irak aura pour effet d'exacerber à l'extrême le ressentiment
général : elle accélèrera le pourrissement de l'ordre régional entretenu
par Washington. Il n'y aura pas de pax americana, mais plutôt un pas de
plus dans la descente vers la barbarie, la barbarie majeure de Washington et de
ses alliés entretenant la contre-barbarie du fanatisme religieux – et cela,
tant que n'émergeront pas de nouvelles forces progressistes dans cette partie
du monde.
Le projet de construire un empire mondial dominé par les États-Unis au
moyen de la force brute est voué inexorablement à l'échec. A cet égard,
Washington a d'ores et déjà subi de lourds revers politiques, contrairement à
l'impression que peut laisser provisoirement sa victoire militaire en Irak.
Jamais, depuis la fin de la Guerre froide, l'hégémonie des États-Unis n'a été
aussi contestée dans le monde, jamais le consensus autour de cette hégémonie
n'a été aussi déficient. C'est le cas au niveau des relations
interétatiques : la grogne et la fronde d'États considérés comme des
alliés fiables par Washington n'ont jamais été aussi grandes. Même le pouvoir
turc a refusé le passage des troupes états-uniennes sur son territoire.
Washington n'a pas réussi à l'acheter, pas plus qu'il n'a réussi à acheter
assez de membres du Conseil de sécurité de l'ONU pour obtenir neuf voix pour sa
guerre contre l'Irak !
Certes, les États existants ne sont pas des alliés fiables du mouvement
antiguerre, ni même des alliés tout court – surtout lorsque, à l'instar de la
France et de la Russie, ils se conduisent eux-mêmes, dans leur propre domaine
impérial, de manière tout aussi brutale et détestable que les États-Unis. Mais
cette cacophonie dans le système des États associés au grand empire dominé par
Washington, a reflété à sa manière l'autre grand revers subi par le projet
impérial. Il s'agit, bien sûr, de l'émergence de cette autre superpuissance
qu'est l'opinion publique mondiale, comme l'a bien relevé le New York Times
au lendemain des manifestations du 15 février 2003, principale journée mondiale
de mobilisation populaire de toute l'histoire. L'opinion publique mondiale – ou
plutôt le mouvement réel qu'est le mouvement antiguerre, car les sondages ne
manifestent pas.
Durant les années 1990, on a pu croire ce mouvement condamné à ne plus
dépasser un seuil de faiblesse insigne. On a pu croire que l'acquis des années
Vietnam était bel et bien enterré pour l'essentiel, notamment au vu du fait que
Washington en avait tiré les principales leçons et les appliquait dans ses
nouvelles guerres, depuis celle du Panama (1989). Or à partir de l'automne
2002, nous avons assisté à la montée impétueuse d'un nouveau mouvement
antiguerre, qui a vite dépassé les records historiques dans plusieurs pays et
qui a même englobé les États-Unis. Ce fait est tout à fait capital, car la
mobilisation la plus décisive est, bien évidemment, celle qui se déroule aux
États-Unis mêmes : le mouvement antiguerre n'y a pas encore atteint le
niveau de son apogée des années Vietnam, mais il a déjà le mérite considérable
d'avoir atteint une échelle de masse, en dépit du traumatisme du 11 septembre
et de son exploitation par l'administration Bush.
Les images bien sélectionnées de la soi-disant
" libération " de l'Irak, les mises en scène du Pentagone,
ont impressionné beaucoup d'opposant/es à la guerre. Mais chaque jour qui passe
montre à quel point le mouvement antiguerre avait raison. Les morts
innombrables, les destructions massives, le pillage des richesses nationales,
représentent un énorme tribut que l'on a imposé au peuple irakien pour une
" libération ", qui débouche sur une occupation étrangère.
L'embourbement de Washington – dans un pays que l'on ne saurait cacher aux
regards du monde, comme on cache aujourd'hui l'Afghanistan plus chaotique que
jamais –permettra au mouvement antiguerre de rebondir vers de nouveaux sommets.
La croissance spectaculaire de ce mouvement n'a été elle-même possible
que parce qu'elle s'appuyait sur trois années de croissance du mouvement
mondial contre la mondialisation néolibérale, né à Seattle. Ces deux dimensions
continueront à s'alimenter mutuellement et à renforcer la conscience du fait
que le néolibéralisme et la guerre sont les deux faces d'un même système de
domination – à renverser.
[...]
Onze thèses sur la résurgence actuelle de l'intégrisme
islamique [1981]
[Ces " onze thèses " ont
beaucoup circulé et ont été traduites dans plusieurs langues. Elles sont ici
reproduites intégralement pour la première fois, après réinsertion de bouts de
phrase qui avaient été omis par erreur de saisie lors de la première
publication. Leur succès tenait au fait qu'elles offraient une analyse marxiste
d'un phénomène encore relativement récent : la résurgence contemporaine de
l'intégrisme islamique date des années 1970 ; elle a culminé une première
fois avec la révolution iranienne de 1979, après des années d'activité souterraine.]
1. L'étendue et la diversité
des formes de la résurgence de l'intégrisme islamique, qui a marqué le début de
ce dernier quart de siècle, empêchent toute généralisation hâtive de
conjectures à son sujet. De même, en effet, qu'il serait totalement aberrant d'identifier
le catholicisme des ouvriers polonais et celui de la réaction franquiste, sans
pour autant s'abstenir d'analyser les traits communs aux histoires agraires de
l'Espagne et de la Pologne ou au contenu politique et idéologique de leurs
catholicismes respectifs, la prudence analytique la plus élémentaire interdit
d'inclure sous une seule et même rubrique des phénomènes aussi différents que
la remontée des mouvements musulmans cléricaux et/ou politiques en Égypte,
Syrie, Tunisie, Turquie, Indonésie, au Pakistan ou au Sénégal, la dictature
militaire d'un Zia Ul-Haq au Pakistan ou celle d'un Kadhafi en Libye, la prise
du pouvoir par le clergé chiite iranien ou la guérilla afghane, etc. Même des
phénomènes dont l'identité semble évidente, tels que les progrès du même
mouvement, celui des " Frères musulmans ", en Égypte et en Syrie,
recouvrent en fait une disparité de contenus et de fonctions politiques,
déterminée par celle de leurs objectifs immédiats. Car, en deçà de
l'accord sur les affaires célestes et au‑delà de l'accord sur les
problèmes de la vie quotidienne, quand ces accords existent, et nonobstant la
similitude, voire l'identité, des formes organisationnelles et des
dénominations, les mouvements musulmans restent essentiellement des mouvements
politiques, et donc les expressions d'intérêts sociopolitiques spécifiques et
éminemment terrestres.
2. Il n'y a pas eu d'irruption
de l'Islam dans la politique : l'Islam, en fait, est inséparable de celle‑ci,
étant lui‑même religion politique, au sens étymologique du terme.
Ainsi la revendication de la séparation de la religion et de l'État est-elle
plus que laïciste, en pays musulman; elle est franchement antireligieuse.
Cette donnée contribue à expliquer pourquoi aucun des grands courants du
nationalisme bourgeois et petit‑bourgeois en terre d'Islam, à l'exception
du kémalisme en Turquie, ne s'est prononcé pour la laïcité. Tâche démocratique
élémentaire sous d'autres cieux, celle‑ci est à tel point radicale dans
les pays musulmans, ceux du Moyen‑Orient en particulier, que même la
" dictature du prolétariat " éprouvera des difficultés à la
réaliser; elle est hors de la portée des autres classes. Par ailleurs, les
classes démocratiques des sociétés musulmanes n'ont eu, dans l'ensemble, aucun
intérêt, ou presque, à combattre leur propre religion. L'Islam, en effet, n'a
pas été perçu au XXe siècle, dans ces sociétés, comme ciment idéologique d'une
structure de classe surannée, féodale ou semi‑féodale, mais bien plutôt
comme élément fondamental de l'identité nationale bafouée par l'oppresseur
étranger chrétien (voire athée). Ce n'est pas un hasard si la Turquie a été
l'unique société musulmane à n'avoir pas été soumise, au XXe siècle, à un joug
étranger ; Mustafa Kemal, lui aussi, fut exceptionnel parmi ses pairs : il
mena son combat principal, non contre le colonialisme ou l'impérialisme, mais
contre le sultanat, combinaison de pouvoirs temporels et spirituels (califat).
Par contre, un nationaliste bourgeois aussi radical que Nasser avait tout
intérêt à se revendiquer de l'Islam dans son combat principal contre
l'impérialisme, d'autant plus qu'il y trouvait, en même temps, un moyen à bon
compte de se garder à gauche comme à droite.
3. L'Islam, en tant qu'élément
de l'idéologie des courants nationalistes, élément parmi d'autres, bien que
fondamental, n'est pas le sujet des thèses qui suivent. Cet Islam‑là a
fait son temps, de même que les courants qui s'en revendiquent. Plus
généralement, nous discernerons entre l'Islam utilisé comme moyen, servant à
façonner et affirmer une identité nationale ou communautaire, voire sectaire,
aux prises avec d'autres, et l'Islam considéré comme but en soi, objectif
global et total, programme unique et exclusif. "Le Coran est notre
constitution ", proclamait Hassan Al‑Banna, fondateur en 1928 du
mouvement des " Frères musulmans ". C'est cet Islam‑ci qui nous
intéresse dans le cadre de ces thèses : l'Islam érigé en principe absolu auquel
toute revendication, toute lutte, toute réforme, sont subordonnées, l'Islam des
" Frères musulmans ", du "Jamaat‑i‑Islami ",
des différentes associations d'ulémas et du mouvement des ayatollahs iraniens
dont l'expression organisée est le " Parti de la République
islamique". Le dénominateur commun entre ces différents mouvements est l'intégrisme
islamique, c'est‑à‑dire la volonté d'un retour à l'Islam,
l'aspiration à une " Utopia " islamique qui ne saurait, d'ailleurs,
se limiter à une seule nation, mais devrait englober l'ensemble des peuples
musulmans, sinon le monde entier. C'est dans ce sens que Bani Sadr affirmait,
en 1979, à un quotidien de Beyrouth (An‑Nahar) que "
l'ayatollah Khomeyni est internationaliste : il s'oppose aux staliniens de
l'Islam qui veulent construire l'Islam dans un seul pays " (sic !). Cet
" internationalisme " se traduit également par le fait que les
mouvements précités débordent les frontières de leurs pays d'origine et/ou
entretiennent des relations plus ou moins étroites entre eux. Ils rejettent
tous le nationalisme, dans l'acception restreinte du terme, et considèrent les courants
nationalistes, même ceux qui font profession d'Islam, comme des rivaux, voire
des adversaires. C'est au nom de l'Islam qu'ils s'opposent à l'oppression
étrangère ou à l'ennemi national, et non en défense de la " Nation ".
Ainsi, les États-Unis ne sont pas tant " l'Impérialisme ", pour
Khomeyni, que le " Grand Satan "; Saddam Hussein, lui, est avant tout
un " athée ", un " infidèle ". Israël, pour tous les
mouvements en cause, n'est pas tant l'usurpateur sioniste du territoire
palestinien que " l'usurpateur juif d'une terre islamique sacrée ".
4. Quelle que soit la portée
progressiste, nationale et/ou démocratique, objective de certaines des luttes
que mènent les divers courants de l'intégrisme islamique, elle ne saurait
voiler le fait que leur idéologie et leur programme sont essentiellement,
et par définition, réactionnaires. Qu'est‑ce, en effet, qu'un
programme qui vise à construire un État islamique, calqué sur le modèle de
celui du VIIe siècle de l'ère chrétienne, sinon une utopie réactionnaire ?
Qu'est‑ce qu'une idéologie qui vise à restaurer un ordre vieux de treize
siècles, sinon une idéologie éminemment réactionnaire ? En ce sens, il est
aberrant, voire absurde, de qualifier les mouvements intégristes islamiques de
bourgeois, quelle que soit la convergence de certaines luttes qu'ils mènent
avec tout ou partie de la bourgeoisie de leur pays, tout aussi aberrant que de
les qualifier de révolutionnaires quand il leur arrive de s'opposer à cette
même bourgeoisie. Tant par la nature de leur programme et de leur idéologie
que par leur composition sociale, et même par l'origine sociale de leurs
fondateurs, les mouvements intégristes islamiques sont des mouvements petits‑bourgeois.
Ils ne cachent pas leur haine tant des représentants du grand capital que des
représentants du prolétariat, tant des États impérialistes que des États
" communistes ". Ils s'opposent aux deux pôles de la
société industrielle qui les menace : la bourgeoisie et le prolétariat. Ils
correspondent à cette fraction de la petite‑bourgeoisie décrite par le Manifeste
communiste :
" Les classes moyennes, petits
fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie
parce qu'elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes.
Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus,
elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l'envers la
roue de l'histoire. "
La réaction islamique petite‑bourgeoise
trouve ses idéologues et cadres organisateurs parmi les " intellectuels
traditionnels " des sociétés musulmanes, les ulémas et assimilés, ainsi
que parmi les échelons les plus bas des " intellectuels organiques "
de la bourgeoisie, ceux‑là mêmes qui sont issus de la petite‑bourgeoisie
et sont condamnés à y rester : les instituteurs et les clercs, en particulier.
En période de montée, l'intégrisme islamique recrute largement dans les
universités et autres centres de production des "intellectuels ", là
où ceux‑ci demeurent plus déterminés par leur origine sociale que par un
avenir hypothétique et souvent aléatoire.
5. Les populations actives des
pays où la réaction intégriste islamique a pu se constituer en mouvement de
masse et où elle a aujourd'hui le vent en poupe, se distinguent par une forte
proportion de classes moyennes, au sens défini par le Manifeste Communiste :
petits fabricants, détaillants, artisans et paysans. Cependant, toute
éruption de l'intégrisme islamique mobilise non seulement une fraction plus ou
moins large de ces classes moyennes, mais aussi des fractions d'autres classes,
fraîchement issues des classes moyennes, sous l'effet de l'accumulation
primitive et de la paupérisation capitalistes. Ainsi, des fractions du
prolétariat, celles dont la prolétarisation est la plus récente, et surtout des
fractions du sous‑prolétariat, celles qui ont été déchues par le
capitalisme de leur position petite‑bourgeoise antérieure, sont
particulièrement réceptives à l'agitation intégriste et susceptibles d'être
entraînées par celle-ci. Telle est la base sociale de l'intégrisme islamique,
sa base de masse. Cette base n'est toutefois pas acquise d'office à la
réaction religieuse, comme la bourgeoisie l'est à son propre programme. Quelle
que soit, en effet, la force du sentiment religieux des masses, et même si la
religion en cause est l'Islam, il y a un bond qualitatif entre ce sentiment et
l'adhésion à la religion comme utopie temporelle : pour que d'opium des
peuples, la religion, redevienne excitant, et ceci à l'ère de l'automation, il
faut vraiment que lesdits peuples n'aient plus d'autre choix que de se vouer à
Dieu. Car le moins que l'on puisse dire de l'Islam, c'est que son actualité
n'est pas évidente ! En fait, l'intégrisme islamique pose plus de problèmes
qu'il n'en résout : outre l'actualisation problématique d'un code civil vieux
de treize siècles qui, bien que postérieur de plusieurs siècles au droit
romain, fut produit par une société nettement plus arriérée que celle de la
Rome antique (le Coran est largement inspiré de la Torah, de même que le mode
de vie des Arabes était largement similaire à celui des Hébreux), il s'agit de
le compléter. En d'autres termes, le plus orthodoxe des intégristes musulmans
est incapable de répondre aux problèmes que lui pose la société moderne par les
seules péripéties de l'exégèse, à moins que celle‑ci ne devienne
totalement arbitraire et, partant, source de désaccords sans fin entre les
exégètes. Il y a ainsi autant d'interprétations de l'islam qu'il y a
d'interprètes. Quant au noyau central de la religion islamique, celui qui fait
l'unanimité des musulmans, il ne satisfait en aucune façon les besoins
matériels pressants du petit-bourgeois, indépendamment du fait qu'il puisse
satisfaire ses besoins spirituels. L'intégrisme islamique, en soi, n'est
aucunement le programme le plus conforme aux aspirations des couches sociales
sur lesquelles il agit.
6. La base sociale décrite
plus haut est caractérisée par sa versatilité politique. La citation du Manifeste
communiste, que nous avons reproduite, ne décrit pas une attitude
permanente des classes moyennes, mais seulement le contenu réel de leur combat
contre la bourgeoisie, quand celui‑ci a lieu, c'est-à-dire quand les
classes moyennes se retournent contre la bourgeoisie. Car avant de combattre la
bourgeoise, les classes moyennes ont été ses alliées dans le combat contre la
féodalité ; avant de chercher à renverser le cours de l'histoire, elles
ont contribué à le faire avancer. Les classes moyennes sont, avant tout, la
base sociale de la révolution démocratique et de la lutte nationale. Dans les
sociétés arriérées et dépendantes, telles que les sociétés musulmanes, les
classes moyennes conservent ce rôle dans la mesure où les tâches démocratiques
et nationales restent, plus ou moins entières, à l'ordre du jour. Elles
constituent les supporters les plus ardents de toute direction bourgeoise (ou
petite‑bourgeoise, à plus forte raison) qui inscrit ces tâches sur son
étendard. Les classes moyennes sont la base sociale, par excellence, du
bonapartisme de la bourgeoisie ascendante (elles sont d'ailleurs la base
sociale de tout bonapartisme bourgeois). Il faut donc que les directions
bourgeoises ou petites‑bourgeoises qui assument les tâches démocratiques
et nationales aient atteint leurs propres limites dans la réalisation de ces
tâches, qu'elles aient perdu leur crédibilité, pour que de larges fractions des
classes moyennes s'en détachent et cherchent d'autres voies. Bien entendu, tant
que l'essor capitaliste semble leur ouvrir les voies de l'ascension sociale,
tant que leurs conditions d'existence s'améliorent, les classes moyennes ne
remettent pas en question l'ordre établi ; même dépolitisées ou sans
enthousiasme, elles n'en jouent pas moins le rôle de " majorité
silencieuse " de l'ordre bourgeois. Mais pour peu que l'évolution
capitaliste de la société se mette à peser sur elles de tout son poids, le
poids de la concurrence nationale et/ou étrangère, de l'inflation et des
dettes, les classes moyennes deviennent alors un réservoir redoutable de forces
d'opposition au pouvoir établi, libre de tout contrôle bourgeois et d'autant
plus redoutable que la violence du petit‑bourgeois dans la détresse et
son déchaînement sont sans pareils.
7. Le choix réactionnaire n'en
devient pas plus inéluctable pour le petit‑bourgeois, écrasé par la
société capitaliste et désillusionné quant aux directions
nationalistes-démocratiques bourgeoises et petites-bourgeoises. Un autre choix
existe toujours, du moins en théorie ; les classes moyennes se trouvent placées
devant l'alternative : réaction ou révolution. Elles peuvent, en
effet, se joindre à la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie, comme le
prévoyait le Manifeste communiste.
" Si [les classes moyennes] sont
révolutionnaires, c'est en considération de leur passage imminent au
prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts
actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour adopter celui du
prolétariat. "
Cependant, dans les sociétés arriérées et
dépendantes que n'envisageait pas le Manifeste communiste (dans la
fameuse Adresse de 1850, des mêmes Marx et Engels, on trouvera une
description différente du rôle des petits‑bourgeois, sans que soit
envisagé pour autant leur ralliement au prolétariat), point n'est besoin aux
classes moyennes d'abandonner leur propre point de vue pour se placer sous la
direction du prolétariat. Bien au contraire, c'est en reprenant à son compte
les aspirations des classes moyennes, et notamment les tâches démocratiques et
nationales, que ce dernier parvient à les rallier à sa lutte. Mais pour que
le prolétariat puisse gagner la confiance des classes moyennes, il faut d'abord
qu'il dispose lui‑même d'une direction crédible, qui ait fait ses preuves
politiques et militantes. Par contre, si la direction majoritaire du
prolétariat s'est discréditée sur le terrain des luttes politiques nationales
démocratiques (tout en conservant sa position majoritaire grâce à son rôle
syndical ou faute de remplaçants), si elle fait preuve de veulerie politique à
l'égard de l'ordre établi ou, pis encore, si elle soutient l'ordre établi,
alors, les classes moyennes n'auront vraiment d'autre choix que de prêter
l'oreille à la réaction petite‑bourgeoise – fût‑elle aussi
énigmatique que la réaction islamique – et, éventuellement, de répondre à ses
appels.
[...]
11. L'intégrisme islamique est
un des ennemis les plus dangereux du prolétariat révolutionnaire. Il est
absolument, et en toutes circonstances, nécessaire de combattre son "
influence réactionnaire et moyenâgeuse " comme y appelaient déjà les
" Thèses sur la question nationale et coloniale " adoptées par
le deuxième congrès de l'Internationale communiste. Même dans les cas, comme
celui de l'Iran, où le mouvement intégriste assume provisoirement des tâches
nationales démocratiques, le devoir des communistes révolutionnaires est de
combattre implacablement la mystification qu'il exerce sur les masses en lutte,
et dont celles-ci payeront le prix si elles ne s'en libèrent pas à temps. Tout
en frappant ensemble contre l'ennemi commun, les communistes révolutionnaires
doivent mettre en garde les masses laborieuses contre tout détournement de leur
lutte dans un sens réactionnaire. Tout manquement à ces tâches élémentaires est
non seulement une carence fondamentale, mais porte aussi, en soi, le danger
d'une déviation opportuniste de l'organisation communiste révolutionnaire.
En revanche, et même
dans les cas où l'intégrisme islamique se présente exclusivement sous son
aspect réactionnaire, les communistes révolutionnaires doivent s'armer de
prudence tactique dans leur combat contre lui. Ils doivent, en particulier,
éviter de mener le combat sur le terrain de la foi religieuse, comme cherchent
toujours à les y entraîner les intégristes, pour le maintenir sur les terrains
national, démocratique et social. Les communistes révolutionnaires ne doivent
pas perdre de vue, en effet, qu'une partie, souvent importante, des masses sur
lesquelles l'intégrisme islamique exerce son influence, peut et doit en être
détachée et gagnée à la lutte du prolétariat. Ce faisant, les communistes
révolutionnaires doivent néanmoins se prononcer sans ambages pour la laïcisation
de la société, élément rudimentaire du programme démocratique. Ils peuvent
mettre une sourdine à leur athéisme ; jamais à leur laïcisme, à moins de
remplacer carrément Marx par Mahomet!
[1] Disposition que n'empêchaient pas, par ailleurs, les sentiments antijuifs du même Truman, révélés par ses papiers personnels récemment divulgués au grand dépit de son admirateur, et partisan inconditionnel d'Israël, l'éditorialiste William Safire (voir son article " Truman on Underdogs ", New York Times, 14 juillet 2003).
[2] Ceux-là ont été surpris de voir un président républicain – George W. Bush – qui a obtenu, en 2000, une faible minorité du vote juif et une grande majorité du vote musulman, manifester une complicité sans précédent avec le gouvernement le plus extrémiste de l'histoire de l'État d'Israël.
[3] Appellation beaucoup plus juste que celle de " lobby juif ". L'American Israel Public Affairs Committee – AIPAC se désigne lui-même, d'ailleurs, comme " America's Pro-Israel Lobby ".
[4] Noam Chomsky, Fateful Triangle: The United States, Israel and the Palestinians, 2e édition, South End Press, Cambridge (MA), 1999, p. 17, 22.
[5] Sur l'intégrisme islamique, voir la première section de ce recueil, ainsi que mon ouvrage déjà cité (note 5).
[6] Gary Sick, " The United States in the Persian Gulf: From Twin Pillars to Dual Containment ", dans Lesch (dir.), op. cit., p. 280.
[7] Voir " Afghanistan : L'accord sur le retrait soviétique ", dans ce recueil.
[8] Le royaume dispose aujourd'hui de 3 millions de barils/jour de capacité installée inutilisée, sans compter sa capacité potentielle beaucoup plus considérable encore.
[9] Edward Morse et James Richard, " The battle for Energy Dominance ", Foreign Affairs, vol. 81, n° 2, mars-avril 2002, p. 20. Voir aussi le débat autour de cet article, " Does Saudi Arabia Still Matter? ", dans Foreign Affairs, vol. 81, n° 6, novembre-décembre 2002, p. 167-178.