Extraits de Gilbert Achcar, L'Orient incandescent. L'Islam, l'Afghanistan, la Palestine et l'Irak au miroir du marxisme. Lausanne, Page deux, 2003.

 

La stratégie impériale des États-Unis au Moyen-Orient

 

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La " relation spéciale " entre les États-Unis et Israël

 

Les États-Unis étaient dans une mauvaise passe au Moyen-Orient, leur stratégie des années d'après-guerre ayant été mise en échec : les Russes étaient de plus en plus in et c'est eux-mêmes qui étaient poussés out. C'est ce constat qui transforma l'État d'Israël, de source d'embarras pour la politique de Washington au Moyen-Orient, en atout stratégique de première importance.

En effet, contrairement à une projection a posteriori qui fait d'Israël, depuis sa création, un pseudopode états-unien – quand ne prévaut pas la vision fantasmatique d'un Israël qui mène Washington par le bout du nez ! – l'État sioniste fut tout au long des années 1950 un allié plus embarrassant encore pour les États-Unis que la Grande-Bretagne. Malgré la disposition favorable du président américain Truman à l'égard d'Israël[1], les États-Unis ont respecté l'embargo sur les livraisons d'armes qu'ils avaient décrété à l'encontre des belligérants de 1948, et n'ont pas délivré d'armes à Israël, ni ne lui ont octroyé d'aide militaire, tout au long des années 1950, de peur de s'aliéner l'opinion publique arabe – en vertu de la même logique qui les poussait à se démarquer de la Grande-Bretagne et de la France. C'est ce dernier pays qui fut le principal fournisseur d'armes à Israël durant près de deux décennies. Certes, l'aide économique de Washington à Tel-Aviv finançait les acquisitions israéliennes d'armement auprès d'autres fournisseurs, mais l'absence de relations militaires directes exprime bien la distance maintenue entre les deux pays, en particulier sous l'administration Eisenhower.

Au vu du resserrement des rapports entre les deux pays sous Johnson, certains croient pouvoir interpréter cette évolution en termes de poids comparé des juifs, sinon du " lobby juif ", dans l'électorat démocrate et l'électorat républicain[2]. Certes, c'est un fait bien connu que la grande majorité du " vote juif " aux États-Unis, comme pour d'autres minorités ethniques, va au parti démocrate. Mais croire que le lobby pro-israélien[3] est au poste de commande de la politique extérieure à Washington, notamment à l'égard d'une des zones du plus grand intérêt stratégique pour les États-Unis, c'est lui accorder beaucoup plus de poids qu'il n'en a réellement – un poids supérieur à celui du lobby pétrolier qui représente les intérêts capitalistes les plus lourds du pays !

Comme l'a écrit très justement Noam Chomsky :

" Malgré le niveau remarquable du soutien états-unien à Israël, il serait erroné de présumer qu'Israël représente le principal intérêt des États-Unis au Moyen-Orient. Cet intérêt principal réside plutôt dans les réserves énergétiques de la région, surtout dans la péninsule Arabique. Une analyse du Département d'État décrivait l'Arabie saoudite, en 1945, comme "…une extraordinaire source de pouvoir stratégique, et l'un des plus grands enjeux matériels de l'histoire." Les États-Unis étaient déterminés à remporter et garder cet enjeu. […] Une variante plus récente du même thème est que le flux des pétrodollars doit être largement canalisé vers les États-Unis à travers les achats d'armement, les projets de construction, les dépôts bancaires, le placement dans les bons du Trésor, etc. […]

S'il n'y avait pas la perception du rôle géopolitique d'Israël – principalement au Moyen-Orient, mais ailleurs également – il n'est pas certain que les divers lobbies pro-israéliens aux États-Unis auraient eu beaucoup d'influence sur la définition de la politique du pays […]. Inversement, cette influence s'éroderait très probablement si Israël finissait par être perçu comme une menace, plutôt que comme un soutien, à l'intérêt états-unien principal dans la région du Moyen-Orient, qui est de garder le contrôle des réserves énergétiques et du flux des pétrodollars[4]. "

Le rôle géopolitique d'Israël est devenu crucial pour les États-Unis lorsqu'ils ont été confrontés, dès le début des années 1960, à l'expansion et à la radicalisation du nationalisme arabe, au point d'être obligés de mettre fin à leur présence directe au cœur même de la zone la plus stratégique à leurs yeux. L'évacuation de la base de Dhahran située en pleine zone pétrolifère saoudienne, quinze ans après sa construction et alors que la menace grondait autour des intérêts mêmes que cette base était destinée à protéger, témoignait du caractère périlleux du moment que traversait l'entreprise de domination états-unienne au Moyen-Orient.

Dans ces conditions, et alors que toute agression directe de la part de Washington aurait inévitablement entraîné un embrasement du sentiment populaire arabe hostile à ses intérêts, outre le handicap défensif dû à l'absence de troupes américaines sur le sol saoudien au cas où le royaume serait attaqué de l'extérieur (Yémen) ou menacé de l'intérieur, Israël devenait un atout stratégique inestimable.

Par deux aspects complémentaires : le rôle militaire d'Israël en tant que " chien de garde " des intérêts impérialistes dans la région, d'une part ; le bénéfice politique que pouvait tirer Washington du fait d'apparaître aux yeux des États de la région comme tenant la laisse de ce " chien de garde ", d'autre part. Ces deux raisons combinées pousseront Washington à se substituer à Paris en tant que fournisseur attitré d'armement à l'État sioniste, plaçant celui-ci en situation de dépendance militaire à son égard, s'ajoutant à la dépendance économique déjà existante du fait de l'importance de l'aide publique et privée en provenance des États-Unis.

 

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La révolution islamique iranienne

 

En février 1979, le mois précédant la signature du traité égypto-israélien, les États-Unis subissaient le plus grave revers de l'histoire de leur présence au Moyen-Orient, avec l'arrivée au pouvoir à Téhéran de l'ayatollah Khomeyni. Alors que la menace communiste semblait révolue à tout jamais et que le nationalisme semblait avoir fait son temps au Moyen-Orient, voilà que surgissait, avec une puissance et une impétuosité impressionnantes, un courant idéologique que Washington avait pris l'habitude de considérer jusque-là comme un instrument de choix de sa croisade anticommuniste, un courant qui s'avérait protéiforme au point de se muter en ennemi principal des États-Unis, dans l'ensemble du monde musulman : l'intégrisme islamique.

Ce que l'on n'avait pas saisi à Washington, c'est que l'écrasement des communistes et la faillite historique des nationalistes ne signifiaient rien de plus que l'élimination de vecteurs particuliers d'expression du ressentiment populaire anti-impérialiste. Ils ne signifiaient nullement, loin s'en faut, l'élimination de ce ressentiment lui-même, qui ne tarda pas à (ré)investir cet ancien-nouveau vecteur que Washington et ses alliés saoudiens avaient utilisé contre les deux précédents, durant près de trois décennies. La mutation de l'intégrisme islamique était possible parce qu'il pouvait aisément s'opposer à l'Occident, avec autant de véhémence et de fanatisme qu'il s'était opposé aux communistes et aux nationalistes progressistes. Ces deux faces de Janus de l'intégrisme islamique contemporain étaient inscrites dans son acte de naissance : le mouvement des Frères musulmans était né en Égypte, un demi-siècle avant la révolution islamique iranienne, dans une double hostilité à la domination britannique et ses suppôts égyptiens, et à la gauche[5].

Le renversement du Chah d'Iran constituait une perte stratégique considérable pour les États-Unis : perte d'un suppléant régional, mais aussi d'un client économique de premier plan, aggravée par la nature des remplaçants de la monarchie – une mollarchie déterminée à faire payer au " Grand Satan " états-unien son soutien au Chah et se présentant comme ennemi juré de Washington dans l'ensemble du monde musulman. La très longue (444 jours !) prise en otages du personnel de l'ambassade des États-Unis à Téhéran, à partir de novembre 1979, témoignait à la fois de l'intensité extrême de l'antiaméricanisme khomeyniste et du déclin général des États-Unis, impuissants devant cette provocation énorme, après avoir essuyé un fiasco humiliant lors d'une tentative avortée de sauvetage des otages.

L'impuissance ressentie face à la révolution iranienne était amplifiée par toute une série de revers régionaux, bien résumés par Gary Sick, qui était membre du Conseil de sécurité nationale et conseiller de Carter sur l'Iran, au moment où le Chah fut renversé :

" Ce coup dur fut aggravé en février 1979 par des rapports faisant état d'un début d'invasion du Yémen du Nord par son voisin du Sud, marxiste déclaré. Cet événement, survenant dans la foulée du putsch marxiste en Afghanistan en avril 1978, de la conclusion du traité entre l'Éthiopie et l'Union soviétique en novembre 1978, de la chute du Chah et de l'assassinat de l'ambassadeur Adolph Dubs à Kaboul en février 1979, créa l'impression que les États-Unis avaient perdu toute capacité d'influencer les événements régionaux. Cette impression fut renforcée lorsque la Turquie et le Pakistan suivirent l'Iran, en se retirant de la CENTO en mars[6]. "

La seule consolation pour Washington était de savoir qu'à Moscou, on était tout autant alarmé par la montée de l'intégrisme islamique à l'iranienne, sinon plus, du fait de l'importance des populations musulmanes enfermées dans cette prison des peuples qu'était l'URSS, héritière de la Russie tsariste. Pris de panique devant la révolution khomeyniste, les dirigeants du Kremlin commirent l'erreur fatale d'envahir l'Afghanistan, inspirés par une version soviétique de la théorie des dominos, c'est-à-dire par la peur que l'intégrisme islamique ne remporte une seconde victoire aux confins de l'URSS et ne pousse plus loin sa contagion. Cette erreur sera largement exploitée par Washington.

En ce début des années 1980, Washington se trouvait confronté à une double menace pesant sur ses positions au Moyen-Orient, une double menace constituée par l'exportation de la révolution khomeyniste, d'une part, et par la première irruption guerrière de l'armée soviétique au Moyen-Orient, depuis son retrait d'Iran en 1946, d'autre part. Entamant la décennie au plus bas de leur déclin impérial – incapables d'intervenir directement en Iran pour cause de " syndrome vietnamien ", après avoir été incapables de dissuader Moscou d'envahir l'Afghanistan, et à défaut de suppléant régional capable de réagir dans un cas comme dans l'autre – les États-Unis choisiront de contrer ces deux menaces au moyen de forces agissant en connivence avec Washington, sans être sous sa tutelle. Ces deux forces finiront par se retourner, en tout ou en partie, contre Washington.

Contre les troupes soviétiques en Afghanistan, les États-Unis, en collaboration avec leurs alliés saoudiens et pakistanais, soutiendront financièrement et militairement la résistance des forces islamiques afghanes, auxquelles s'adjoignit une nébuleuse d'intégristes islamiques en provenance de l'ensemble du monde musulman. On connaît trop bien, à présent, la suite tragique de cette histoire. L'erreur fatale de Washington fut de croire, ou de se convaincre, que l'intégrisme islamique violemment hostile aux États-Unis était une particularité de l'islam chiite, et que les variantes sunnites, et notamment wahhabites, de l'intégrisme islamique étaient intrinsèquement acquises à l'alliance avec l'Occident.

Contre l'Iran, les États-Unis compteront sur l'Irak de Saddam Hussein. Contrairement à une perception simpliste et largement répandue au début de la guerre Irak-Iran, Washington n'a jamais souhaité la victoire de Bagdad, pour la bonne raison que le régime baasiste avait pratiqué à plusieurs reprises une surenchère antiaméricaine et anti-israélienne virulente, et s'était illustré, récemment encore, en cherchant à prendre la tête de l'opposition arabe à Sadate, à la suite de la défection de ce dernier. Washington savait pertinemment que le régime irakien, caressant des ambitions régionales dictées par la mégalomanie de Saddam Hussein, ne lui serait jamais soumis – et comment l'aurait-il été alors que, jusqu'au bout, ses partenaires privilégiés et fournisseurs d'armement furent l'URSS, en première position, et la France, en seconde position ?

La politique des États-Unis vis-à-vis de la guerre entre l'Irak et l'Iran consistait, dans la plus pure tradition machiavélienne, à la faire durer le plus longtemps possible, en veillant à ce qu'aucun des deux belligérants ne l'emporte décisivement sur l'autre – au besoin, en aidant celui des deux qui était en mauvaise posture, à rééquilibrer la situation. Cette politique fut poursuivie durant les cinq premières années de la guerre, d'autant plus sereinement que le marché pétrolier s'accommodait parfaitement de celle-ci et que le rôle du royaume saoudien dans l'OPEP se trouvait accru par la réduction des exportations irakiennes et iraniennes.

Mais lorsque la guerre déborda, de sorte à mettre en péril la circulation maritime dans le Golfe arabo-persique à partir de 1986, il devint souhaitable de l'arrêter. L'Iran avait le dessus ; un feu vert fut donné à Bagdad par les grandes puissances – de facto, sinon explicitement – pour l'utilisation d'armes chimiques afin de refouler les troupes iraniennes hors du territoire irakien. C'est au moyen de tels crimes de guerre que Bagdad parvint à récupérer son territoire et que l'Iran accepta, en juillet 1988, le cessez-le-feu qu'il rejetait jusque-là et qui entra en vigueur le mois suivant.

Deux guerres se terminaient en même temps, celle de l'armée soviétique en Afghanistan[7] et celle qui opposait l'Irak à l'Iran. Washington pouvait s'estimer satisfait du résultat : ses trois adversaires sortaient exsangues de l'épreuve. L'Union soviétique, d'abord, dont l'aventure afghane accéléra la crise finale et la décomposition : ce résultat-là dépassait toutes les espérances des États-Unis et, quelque tragique que furent les conséquences du retournement ultérieur d'Al-Qaida contre son sponsor états-unien, la conséquence finale – l'implosion de l'URSS et la fin du " communisme " – est incontestablement de taille à justifier la politique suivie aux yeux de ses décideurs (d'autant plus que le retournement de Ben Laden était évitable).

 

La guerre du Golfe de 1991

 

L'Iran et l'Irak, ensuite. Le problème était que l'Irak, bien qu'exsangue économiquement, sortait du conflit avec une armée disproportionnément grande, aguerrie de surcroît par huit années de guerre sans merci. Saddam Hussein avait le choix entre la réduction radicale de ses dépenses militaires à des fins économiques, ou la fuite en avant : le comportement pingre et cupide de ses voisins et bailleurs de fonds, à commencer par le Koweït, l'incita à se souvenir de la revendication historique de l'État irakien sur l'émirat, créé par les Britanniques à ses dépens. Le 2 août 1990, les troupes de Saddam Hussein envahissaient le Koweït. C'est exactement ce que Washington souhaitait.

Les États-Unis cherchaient un prétexte, en effet, pour réaliser deux objectifs à la fois : d'une part, la réduction radicale de la force irakienne, jugée trop menaçante pour les monarchies pétrolières environnantes (c'est la sécurité de celles-ci, celle du royaume saoudien en particulier, et non la sécurité d'Israël, qui fut la principale motivation de l'intervention états-unienne) ; d'autre part, le rétablissement de la présence militaire directe des forces armées états-uniennes dans la péninsule Arabique, plus d'un quart de siècle après son démantèlement. Saddam Hussein leur offrit ce prétexte sur un plateau.

La " guerre du Golfe " permit à Washington de détruire les deux tiers du potentiel militaire irakien. Elle permit aussi aux forces armées états-uniennes de se réinstaller dans le royaume saoudien, puis de s'établir au Koweït et d'autres émirats du Golfe après la fin des opérations. De ce fait – avec en toile de fond l'agonie de l'URSS, puis son implosion finale, une agonie qui se traduisit par une perte d'influence drastique dans la région, au point que le régime syrien, client traditionnel de Moscou, se joignit à la coalition menée par Washington contre l'Irak – la guerre du Golfe inaugura la période d'apogée de l'hégémonie des États-Unis au Moyen-Orient.   

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Pour l'administration Bush, comme du reste pour l'ensemble du capitalisme états-unien, il devenait urgent de mettre un terme à l'embargo imposé à l'Irak, afin de permettre la reconstruction et la modernisation des infrastructures pétrolières – soit plusieurs années d'investissements et de travaux – de ce pays, détenteur des deuxièmes réserves mondiales de pétrole après le royaume saoudien. L'objectif était de permettre à l'Irak de doubler, puis tripler sa production (selon sa capacité estimée), au cours de cette première décennie du siècle, afin d'éviter une crise dans la décennie suivante. Un postulat sous-jacent à ce souci est le maintien de la marge importante d'élasticité de la production saoudienne – la différence entre la production réelle du royaume et sa capacité de production[8] – qui est fondamentale pour la stabilisation du marché pétrolier mondial sous supervision des États-Unis, et constitue " la pierre angulaire de leur politique pétrolière "[9].

 

L'aubaine du 11 septembre 2001

 

Il devenait donc urgent de créer les conditions d'une levée de l'embargo imposé à l'Irak. Ces conditions étaient fondamentalement au nombre de deux : la première était le renversement de Saddam Hussein et son remplacement par un gouvernement sous contrôle des États-Unis. Sans ce " changement de régime ", il n'était pas question pour Washington d'aller vers la levée de l'embargo, comme le réclamaient, depuis quelque temps, Paris et Moscou, et pour la même raison en sens inverse.

Le régime baasiste avait accordé à ses deux partenaires privilégiés qu'étaient, depuis toujours, la France et la Russie, d'importantes concessions pétrolières dont l'exploitation était tributaire de la fin de l'embargo. Or l'enjeu irakien – l'énorme marché de la reconstruction du pays, dévasté par vingt ans de guerre et d'embargo, s'ajoutant à ses ressources pétrolières gigantesques – était d'une telle importance qu'il était exclu que Washington, soutenu par Londres pour des raisons identiques, l'offre sur un plateau d'argent à Paris et Moscou.

Les seuls termes de l'alternative pour l'administration Bush, comme pour l'administration Clinton avant elle, étaient : soit le maintien de l'embargo, soit la mainmise des États-Unis sur l'Irak. Pour cette dernière option de plus en plus pressante, il fallait cependant que fût remplie une autre condition : la possibilité politique – du point de vue de la politique intérieure américaine, essentiellement – d'envahir l'Irak et de maintenir ce pays sous occupation et tutelle directe des États-Unis. En effet, la seule et unique garantie pour que l'Irak soit inféodé à l'Oncle Sam est la domination directe de ce pays par Washington.

C'est que l'Irak n'est pas situé en Europe de l'Est, mais bien dans la région du monde où le sentiment populaire est le plus hostile aux États-Unis. À défaut d'une hégémonie idéologique de leur part, assurant l'ancrage de l'Irak dans la dépendance à leur égard, il fallait établir dans ce pays une forme originale de régime de tutelle. C'est parce qu'il était dans l'incapacité politique de le faire que Bush senior avait préféré laisser Saddam Hussein réprimer la rébellion populaire dans le sang, en mars 1991, plutôt que de voir triompher une révolution irakienne échappant au contrôle de Washington. Clinton, handicapé par l'exploitation du scandale Lewinsky par l'opposition républicaine, n'était certainement pas en mesure de le faire, non plus, en 1998, lorsque la crise autour des inspecteurs de l'ONU lui en fournit le prétexte.

C'est dans ce contexte que survint la formidable aubaine pour l'administration Bush que fut le 11 septembre 2001. Comme pour Saddam Hussein en 1990, on pourrait dire que si Oussama Ben Laden n'existait pas, il aurait fallu l'inventer – pour le bénéfice de Washington. Cette revanche spectaculaire d'intégristes musulmans, ex-alliés des États-Unis et devenus leurs ennemis jurés, créa un tel traumatisme politique dans le pays que l'administration Bush crut y voir la possibilité offerte, pour la première fois, d'en finir radicalement avec le " syndrome vietnamien " et de renouer avec l'interventionnisme militaire effréné des premières décennies de la Guerre froide.

 

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L'offensive israélienne et les intérêts des États-Unis au Moyen-Orient [2002]

 

[Ce texte a été rédigé en réponse à des questions formulées par Tikva Honig-Parnass et Toufik Haddad, les rédacteurs du bulletin Between the Lines publié à Jérusalem. Leurs questions portaient essentiellement sur 1) le rapport entre, d'une part, l'offensive menée par Sharon – avec la réoccupation des territoires palestiniens évacués dans le cadre des accords d'Oslo/Washington – et, d'autre part, la stratégie régionale des États-Unis, ainsi que 2) sur les conséquences de cette offensive dans le monde arabe.]

 

Israël a traditionnellement été une composante clé de la stratégie des États-Unis au Moyen-Orient. Comme tout le monde ne sait que trop bien, cette stratégie s'est déployée prioritairement autour de la question du pétrole : le bond dans l'importance du pétrole en général, et du pétrole du Moyen-Orient en particulier, pour les économies occidentales, depuis la Seconde Guerre mondiale, explique l'engagement accru des États-Unis dans la région. Le centre de gravité de cet engagement a été la tutelle exercée sur le royaume saoudien – une tutelle établie depuis 1945, avant la création de l'État d'Israël. Ce dernier deviendra le chien de garde des intérêts des États-Unis dans la région : étant congénitalement un État militarisé – c'est- à -dire un État d'un très haut degré de préparation militaire, se distinguant par un taux élevé de son PIB consacré aux dépenses militaires et une proportion élevée de sa population mobilisée dans les forces armées – et ne pouvant être autrement du fait de son origine coloniale et de son rapport hostile à son environnement, Israël était prédestiné à jouer ce rôle. C'est ainsi que cet État allait devenir une menace pour tout régime arabe voisin défiant les intérêts des États-Unis dans la région, et surtout le contrôle états-unien du pétrole saoudien. En ce sens, le royaume saoudien et Israël sont deux pièces majeures et complémentaires de la stratégie régionale des États-Unis.

Cependant, l'importance d'Israël pour les intérêts régionaux des États-Unis n'est devenue vitale qu'à la fin des années 1950 : avant cela, les intérêts états-uniens au Moyen-Orient ne rencontraient pas de défi sérieux. Le nationalisme arabe au début de son ascension était encore très faible et prioritairement orienté contre le colonialisme ouest-européen traditionnel. Sa radicalisation ultérieure sous Nasser, qui allait devenir le principal ennemi de la monarchie saoudienne, le projet de Nasser d'unifier la nation arabe sous sa direction et l'alliance qu'il établit avec l'Union soviétique, lui offrant ainsi un accès a cette partie du monde – tels furent les facteurs qui élevèrent Israël au rang d'allié régional décisif des États-Unis.

Cette évolution trouva son expression dans le changement de l'attitude des États-Unis entre la guerre de 1956 et celle de 1967. En 1956, Israël attaqua l'Égypte nassérienne en alliance avec les deux représentants traditionnels de la domination européenne dans la région : la France et la Grande-Bretagne. Les États-Unis s'y opposèrent : non seulement parce qu'ils se dissociaient des intérêts coloniaux traditionnels, mais aussi parce que l'agression tripartite ne pouvait qu'embraser les sentiments anti-occidentaux parmi les Arabes au moment où les États-Unis espéraient encore maintenir des relations amicales avec l'Égypte. En 1967, cependant, le nationalisme arabe était à l'apogée de sa radicalisation " socialiste ", tant en Égypte depuis le début des années 1960 qu'en Syrie depuis 1966, et l'hostilité des deux États au royaume saoudien était intense. Les États-Unis craignaient qu'une alliance radicale entre Le Caire et Damas, avec l'Irak où les nationalistes arabes étaient déjà au pouvoir, puisse établir un puissant étau autour des Saoudiens. Le feu vert fut donc donné à Israël pour déclencher son agression du 5 juin 1967.

Dans cette guerre, principal tournant de la situation régionale depuis 1948 (le Moyen-Orient est toujours confronté aux conséquences directes de la guerre de 1967), deux ensembles d'intérêts, différents mais convergents, étaient en jeu. D'une part, les intérêts des États-Unis, comme cela a été expliqué, et d'autre part, ceux de l'État d'Israël qui n'a jamais été une simple " marionnette " des États-Unis, mais a toujours eu ses propres calculs, comme il était évident en 1956 et reste vrai jusqu'à ce jour. Pour Israël, la réalisation du mandat états-unien d'asséner un coup mortel aux régimes du Caire et de Damas s'accordait parfaitement avec son propre objectif d'achever le travail commencé en 1948 en occupant la Cisjordanie jusqu'au Jourdain, ainsi que la bande de Gaza.

Pour récompenser Israël de son exploit militaire, les États-Unis soutiendront deux exigences du gouvernement sioniste contre ses voisins arabes : la redéfinition des frontières de l'État d'Israël en fonction de sa " sécurité ", et sa reconnaissance par les régimes arabes en mettant fin à l'état de belligérance qui existait depuis 1948. Ces exigences étaient au centre de la résolution 242 du Conseil de sécurité de l'ONU approuvée par les États-Unis en novembre 1967, explicitement (reconnaissance et paix) ou implicitement (le célèbre article " the " manquant à la mention du retrait israélien " des " – ou " de " – " territoires occupés " , dans la version anglaise de référence).

Les exigences territoriales d'Israël étaient d'autant plus acceptables pour les États-Unis que la population palestinienne connut une intense radicalisation après juin 1967 et il devint clair que toute restitution intégrale de la Cisjordanie à la Jordanie mettrait la monarchie hachémite en péril. C'est ainsi que le gouvernement israélien put œuvrer à la réalisation du plan Allon d'établissement d'implantations stratégiques en Cisjordanie pour le contrôle du territoire, dans la perspective d'une évacuation ultérieure des zones peuplées. Ce plan constituera la principale architecture conceptuelle des offres de paix sionistes, y compris les accords d'Oslo et jusqu'aux offres de Barak lors des négociations de Camp David en 2000. Et il était et reste soutenu par les États-Unis.

Plusieurs observateurs crurent que l'importance stratégique d'Israël allait diminuer radicalement après 1991 : c'était l'année de la guerre du Golfe, avec l'intervention militaire directe et massive des États-Unis dans la région et l'établissement d'une présence militaire permanente états-unienne dans les États arabes du Golfe ; c'était aussi l'année de la fin de l'URSS. En fait, on pourrait même considérer que le tournant était constitué par le changement d'allégeance de l'Égypte, passant de l'Union soviétique aux États-Unis en 1972, sous Sadate, qui explique l'attitude " plus équilibrée " de Washington dans son entremise pour une paix entre l'Égypte et Israël après la guerre de 1973.

En vérité, tant 1973 que 1991 furent des tournants majeurs, incitant les États-Unis à exercer une plus grande pression sur Israël pour des concessions en vue de l'instauration d'une pax americana. C'est ainsi que le traité de paix entre l'Israël de Begin et l'Égypte de Sadate put être conclu, et c'est la raison pour laquelle les États-Unis exercèrent une forte pression sur le gouvernement Shamir en 1991 pour qu'il se joigne au " processus de paix ". Toutefois, l'importance d'Israël en tant qu'atout stratégique des États-Unis n'a pas décliné au point de disparaître. Étant donné le caractère hautement volatil et explosif de la situation sociale et politique dans les pays arabes, les États-Unis savent trop bien qu'ils ne peuvent pas parier sur la stabilité de quelconques alliances dans la région.

En comparaison, la dépendance stratégique d'Israël, en tant qu'entité politique, à l'égard des États-Unis, en fait le plus stable des alliés. Le gouvernement états-unien sait qu'il y a des limites étroites au nombre de soldats qu'il peut faire stationner dans la région, comme ce fut bien illustré par le coût élevé déjà payé pour le maintien de 5000 soldats dans le royaume saoudien, y compris les attentats du 11 septembre. Il sait en outre qu'il faut du temps pour envoyer des troupes dans la région et qu'il n'est pas certain que ce sera toujours aussi facile qu'en 1990, durant la préparation de la guerre du Golfe. En ce sens, le rôle d'Israël en tant que base militaire avancée dans cette partie du monde reste très précieux, et les 5 milliards de dollars qu'il coûte aux contribuables américains sont un investissement très judicieux si on les compare à ce qui pourrait être réalisé si la même somme était ajoutée à l'énorme budget militaire états-unien.

Ce qui nous conduit à la situation présente. L'offensive militaire israélienne contre les territoires sous contrôle palestinien en Cisjordanie est le produit d'une convergence entre plusieurs facteurs. Le premier est l'impasse dans laquelle s'est trouvée la mise en œuvre du plan Allon, autrement dit le " processus de paix " : il est devenu clair que la population palestinienne n'accepterait pas ce qui lui est apparu de plus en plus comme un marché de dupes, après les premières illusions de 1993-1994. Il est devenu clair également qu'Arafat ne prendrait pas le risque d'affronter son peuple en échange ce qui lui semblait, de plus en plus, n'être qu'une supercherie et un piège mortel. Les deux aspects étaient étroitement liés : c'est seulement si la population palestinienne avait été soumise à sévère dictature qu'elle aurait pu être conduite à avaler les pilules très amères du règlement imposé par les États-Unis et l'État sioniste.

Le second facteur est évidemment l'accession de Sharon au pouvoir en Israël, en tant qu'expression de la décision quasi-unanime de l'establishment sioniste de régler leur compte aux Palestiniens. Avec le soutien des travaillistes, Sharon fait ce qu'ils n'auraient pas pu faire eux-mêmes sans compromettre leur capital politique spécifique en Israël et dans le monde.

Le troisième facteur est évidemment le 11 septembre et ses lendemains : en faisant de la " guerre contre le terrorisme " la nouvelle justification de l'interventionnisme planétaire des États-Unis, les attentats de Washington et de New York ont donné à Sharon la couverture politique dont il avait besoin pour ses propres visées.

Nous atteignons à présent le point où cette convergence va probablement arriver à sa fin et où les alliés conjoncturels vont se séparer. Le dessein de Sharon n'est pas de détruire " l'infrastructure terroriste " afin d'ouvrir la voie à une tentative renouvelée d'établir un bantoustan palestinien. Son vrai projet est de détruire " l'Autorité palestinienne " afin d'imposer une mainmise coercitive directe sur la population palestinienne qui la contraindrait à quitter la Cisjordanie, réalisant ainsi l'objectif de " transfert " qu'il a toujours partagé avec son ami assassiné Zeevi.

Les États-Unis et leurs fidèles alliés travaillistes israéliens visent à rétablir une " autorité palestinienne " exerçant un contrôle plus répressif sur une population palestinienne très affaiblie, dans le cadre d'une paix fondée plus ou moins sur l'offre faite par Barak à Camp David en 2000, combinée avec l'offre saoudienne de " normaliser " les relations entre Israël et l'ensemble du monde arabe. Cette dernière offre a été conçue en fait par le département d'État états-unien comme moyen de revigorer le " processus de paix " agonisant : elle ne contient rien de neuf pour l'essentiel, excepté le fait qu'elle ait été formulée par le royaume saoudien qui avait préféré rester hors champ jusqu'à présent par crainte des retombées politiques d'un " processus de paix " si chaotique.

Le gros problème est cependant que l'offensive de Sharon contre les Palestiniens a créé un ressentiment si fort et si amère contre Israël et les États-Unis dans l'ensemble du monde arabe qu'il est devenu en lui-même un obstacle important pour toute reprise du " processus de paix ". Que cela soit l'objectif de Sharon ne fait aucun doute. Il n'en va pas de même pour Bush ou Pérès toutefois, mais ils sont tous deux politiquement myopes et inintelligents. Ce qu'ils ont permis à Sharon d'accomplir, avec un mélange de connivence et d'indulgence, pourrait très bien s'avérer être un tournant historique détruisant toute perspective de paix israélo-arabe et provoquant une déstabilisation de l'ensemble de la région hautement nuisible aux intérêts des États-Unis, comme l'ont déjà montré les énormes mobilisations de masse qui ont eu lieu dans tous les pays arabes sans exception ou presque.

Ce ne serait pas la première fois – ni la dernière, certainement – que les États-Unis sèment les graines de la rébellion contre leurs propres intérêts. Bush et Sharon préparent pour les États-Unis et Israël des désastres futurs qui pourraient bien faire apparaître le 11 septembre, rétrospectivement, comme un simple début.

 

[...]

 

Lettre à un/e militant/e antiguerre passablement déprimé/e [avril 2003]

 

[A cause des illusions qu'avaient pu susciter, d'une part, la croissance impressionnante du mouvement antiguerre au cours des mois qui précédèrent l'offensive, et d'autre part, la résistance militaire rencontrée par les forces anglo-états-uniennes au cours des premiers jours de la même offensive, un petit vent de démoralisation souffla sur le mouvement à l'annonce de la prise de Bagdad par les envahisseurs. Cette " lettre " visait à y répondre, à chaud. Elle connut une diffusion exceptionnelle, dans plusieurs pays et plusieurs langues, qui témoignait du besoin auquel elle répondait.]

 

Chèr/e ami/e

 

La déception que tu as manifestée en apprenant les nouvelles de l'effondrement du régime irakien ne me semble pas justifiée.

Je peux, certes, la comprendre : ce qui t'attristait surtout, c'est le fait que cet effondrement a permis aux rapaces de Washington et de Londres de pavoiser. Une guerre quasi-coloniale, menée par le tandem Bush-Blair (appelons-les " B2 ", ça leur sied bien : c'est le nom d'un bombardier !) contre la volonté manifeste de la grande majorité de l'opinion publique mondiale, a pu être présentée ainsi comme une " guerre de libération ", animée par des motivations démocratiques. C'est, en effet, enrageant !

Mais souviens-toi des prévisions que nous avions formulées depuis des mois et des mois. Elles tenaient en quelques propositions :

1)       le plus simple pour B2 sera le renversement du régime de Saddam Hussein, qu'ils n'auront pas grand mal à abattre ; les véritables difficultés commenceront ensuite ;

2)       ils se permettent de défier les opinions publiques, parce qu'ils tablent sur le spectacle de foules irakiennes réjouies d'avoir été débarrassées de Saddam Hussein, afin de retourner les opinions ; ce spectacle, il faut s'y préparer : il est inévitable, tant la dictature bassiste est abhorrée – à juste titre ;

3)       B2 sont des aventuristes, des joueurs qui s'engagent dans une guerre sur la base d'un pari sur le meilleur scénario : ils misent sur la récupération de l'essentiel de l'appareil d'État irakien, l'armée en particulier : ils misent sur son retournement contre Saddam Hussein et sur la possibilité pour eux de l'utiliser pour le contrôle du pays sous leur supervision ; or, le plus probable, c'est que leur intervention – qui commencera par la tentative de liquider Saddam Hussein et l'occupation des champs de pétrole irakiens – entraînera l'écroulement de l'appareil d'État et débouchera sur un immense chaos, marqué par des règlements de compte sanglants.

 

Toutes ces propositions ont été confirmées. Rien de ce qui s'est passé, quant au fond, n'aurait dû te surprendre : tout était prévisible. Considérons les événements de ces derniers jours :

 

1)    La " victoire "

D'un côté, une " coalition " entre la principale puissance militaire du monde, qui absorbe à elle seule plus de 40 % des dépenses militaires mondiales, et une grande puissance vassale ; de l'autre, un État du tiers-monde dont les forces armées ont été détruites aux 2/3 en 1991, le dernier tiers ayant subi l'érosion du temps, sous un embargo empêchant l'entretien de son matériel, le tout aggravé par plusieurs années de désarmement sous l'égide des Nations unies. Comment s'étonner, dès lors, de la déroute du régime irakien ?

Ce même régime avait déjà subi une défaite écrasante en 1991, avec l'effondrement du dispositif irakien au Koweït et dans le Sud de l'Irak. Il est vrai que, cette fois-ci, l'objectif de Washington était de prendre les villes et d'occuper la totalité du territoire : un objectif plus difficile à réaliser, certes. Mais en même temps, c'est un pays exsangue, épuisé par plus de vingt ans de guerres, de bombardements et d'embargo que Washington s'est fixé pour tâche de conquérir. Et hier comme aujourd'hui, c'est un régime bassiste abhorré par une grande majorité de la population irakienne, qui était aux commandes à Bagdad : comment s'attendre à une mobilisation populaire dans de telles conditions !

En réalité, ce n'est pas la victoire rapide des troupes anglo-états-uniennes qui fut surprenante, mais bien la résistance que les forces du régime leur opposèrent au cours des premiers jours de l'offensive. Rappelle-toi : les commentaires fusèrent ces jours-là, pour se gausser de la promesse d'une victoire rapide. Beaucoup crurent que l'embourbement prévu en 1991 allait enfin se réaliser. C'était se méprendre sur les raisons de la résistance des premiers jours. Elles tenaient au fait que l'offensive terrestre fut lancée en même temps que la campagne aérienne intensive, alors qu'en 1991 Washington avait soumis l'armée irakienne à plus de cinq semaines de bombardement démentiel avant d'engager les troupes au sol. De ce fait, les forces du régime étaient encore disposées à combattre au moment où l'offensive terrestre a commencé – bien plus qu'en 1991, lorsque ceux qui avaient survécu aux bombardements étaient épuisés et hébétés, et se rendirent en masse aux troupes de la coalition.

Les forces du régime, sans plus ! Confondre ce qui s'est passé en Irak avec une véritable résistance populaire, confondre la défense de Bagdad par les forces du régime avec la défense populaire de Beyrouth assiégée par l'armée israélienne en 1982, c'était se méprendre lourdement, tant sur les perspectives de la guerre que sur la nature du rapport de la population irakienne au régime tyrannique de Saddam Hussein. La principale faille dans le plan du Pentagone fut d'ailleurs le fait que les bombardements " d'opportunité " du premier jour de l'offensive ratèrent leur cible : Saddam Hussein. Et il est probable que l'effondrement accéléré de la défense de Bagdad ait été directement provoqué par la fin du commandement de Saddam Hussein, qu'il ait été tué sous les bombes ou qu'il se soit volontairement éclipsé. Dans une dictature aussi centralisée et personnalisée, il suffit d'éliminer le dictateur pour que le régime s'écroule, lorsqu'il est soumis à forte pression.

 

2)    La réaction de la population

Comment s'étonner du soulagement et de la joie de la population irakienne à l'annonce de la chute de la dictature ? Moi-même, bien que n'ayant jamais partagé le sort de la population irakienne, j'ai ressenti un véritable soulagement à l'annonce de la fin du régime. La dictature baasiste irakienne est arrivée au pouvoir en juillet 1968, alors que j'étais en pleine radicalisation, comme une bonne partie de ma génération dans les diverses régions du monde. La première priorité du nouveau régime fut l'écrasement de l'expression irakienne de cette radicalisation, dont le catalyseur régional avait été la défaite des régimes arabes face à l'agression israélienne de juin 1967.

Le foyer de guérilla inauguré dans le Sud irakien par le guévariste Khaled Ahmed Zaki, ainsi que la scission de gauche du parti communiste irakien, furent impitoyablement écrasés par le régime de terreur qui fut instauré à Bagdad. Très vite, les nouveaux putschistes gagnèrent la réputation d'être le plus féroce des régimes de la région : les militants irakiens savaient qu'il était préférable de mourir en affrontant les forces du régime, armes en main, plutôt que de se faire arrêter et de mourir sous une torture insurpassable en atrocité. Le régime baasiste écrasa, dans le sang et l'horreur, la gauche irakienne, la plus importante composante de la gauche arabe. Il contribua ainsi, à sa manière, à préparer le terrain à l'hégémonie de l'intégrisme islamique dans la contestation populaire régionale. De tous les dictateurs qui ont été comparés à Hitler depuis un demi-siècle, le plus souvent de façon grossièrement abusive et à des fins propagandistes, celui qui ressemblait le plus à l'original est bien Saddam Hussein : non seulement du point de vue des caractéristiques internes du régime – sans la base populaire mobilisée idéologiquement, – mais aussi du point de vue de la volonté expansionniste, guidée par un aveuglement mégalomaniaque.

Trente-cinq années que j'attendais et espérais la chute de ce régime exécrable ! Je fus donc soulagé d'apprendre sa chute. Comme des millions d'Irakiens et d'Irakiennes. Cela dit, le soulagement de la population irakienne ne fut pas surprenant, non plus ; il était également tout à fait prévisible. Ce qui fut surprenant, du moins pour Washington et Londres, c'est la tiédeur, souvent empreinte d'hostilité, de l'accueil qui fut réservé à leurs troupes par la population arabe irakienne – y compris dans ce Sud chiite qu'ils pensaient leur être acquis.

Cela aussi n'est pas difficile à comprendre. Ce que Washington et Londres n'avaient pas saisi, c'est que cette population qui a tant de raisons de haïr Saddam Hussein en a encore plus de les haïr : les Irakiens se souviennent de la façon dont la coalition les a livrés à Saddam Hussein en 1991 ; ils subissent encore les conséquences de douze années d'embargo génocidaire imposé par Washington et Londres, avec la complicité de leurs partenaires au Conseil de sécurité de l'ONU ; et ils ne sauraient accueillir en libérateurs les États-Unis, principal oppresseur de la région et sponsor de l'État d'Israël, accompagnés du colonisateur britannique de la veille qui a laissé un souvenir exécrable.

Ce fait a même considérablement inhibé les manifestations de joie de la population irakienne, et Washington a dû avoir recours aux artifices de la propagande pour donner l'impression que les troupes de la coalition anglo-états-unienne étaient accueillies en " libératrices " par la population. Si elles l'ont été, c'est surtout par les pilleurs, ceux qui avaient le plus de raisons de trouver " Bush very good " avec leur butin sous les bras, ces pilleurs dont les troupes d'occupation ont à dessein " libéré " les instincts sur ordre d'un commandement qui croyait ainsi se prémunir contre l'hostilité populaire et qui a fini par l'accroître bien plus encore (le seul bâtiment public fortement gardé à Bagdad fut le ministère du pétrole, de la même façon que les seules zones " sécurisées " de l'Irak furent ses champs pétroliers). La nouvelle invasion s'est rendue responsable d'un saccage de Bagdad qui restera dans la mémoire historique comme un équivalent moderne du sac de Bagdad au XIIIe siècle, lors de l'invasion mongole.

La seule fraction de la population de l'Irak à s'être alliée aux troupes d'occupation et à avoir manifesté massivement sa joie à leur présence est la population kurde. Myopie sempiternelle des directions du Kurdistan irakien qui, l'une ou l'autre, ont si souvent misé sur de très mauvais alliés : Israël, le Chah d'Iran, le pouvoir turc, les mollahs iraniens et même Saddam Hussein ! Elles n'ont pas eu l'intelligence d'éviter de se compromettre avec une force d'occupation vouée à devenir l'objet du ressentiment de la population arabe irakienne, seule alliée qui compte vraiment pour l'avenir du Kurdistan irakien. Il serait désastreux pour cet avenir que les directions kurdes confirment leur image de partenaires dévoués des puissances occupantes. Celles-ci n'ont aucune intention de défendre le droit du peuple kurde à l'autodétermination, et n'hésiteront pas à sacrifier les Kurdes d'Irak, si elles en éprouvaient le besoin, afin d'affermir leur contrôle sur le pays.

 

3)    Contrôle de l'Irak et domination mondiale

Les petits pilleurs des villes irakiennes ont d'ores et déjà singulièrement compliqué la tâche des grands pilleurs des puissances occupantes. Chaque jour qui passe confirme à quel point il sera difficile aux B2 de contrôler l'Irak, face à une population qui les déteste cordialement. Et ce n'est pas l'escroc Ahmed Chalabi et ses quelques mercenaires, que les troupes des États-Unis ont ramené dans leurs fourgons, qui changeront cette donne.

Le problème des États-Unis, c'est que – bien plus que dans l'Allemagne ou le Japon de l'après-1945, où ils ont mis à contribution des pans entiers de l'appareil d'État de l'ancien  régime (voire l'empereur lui-même, au Japon) – ils ne trouveront comme instruments fiables en Irak que les rescapés de l'appareil de Saddam Hussein. Seuls les responsables de l'ancien régime ont, en grand nombre, la bassesse morale requise pour se mettre avec dévotion au service de l'occupation. Eux seuls seront disposés à servir les nouveaux maîtres du pays avec une ardeur d'autant plus grande qu'ils sauveront ainsi leur peau, tout en assouvissant leur soif de pouvoir. Cela rendra l'occupation encore plus détestable aux yeux de la grande masse du peuple irakien.

En étendant de plus en plus leur présence dans la région arabe, les États-Unis " surexposent " leurs troupes. La haine qu'ils suscitent dans l'ensemble des pays du Moyen-Orient et, au-delà, dans l'ensemble du monde musulman, leur a déjà explosé à la figure à plusieurs reprises – le 11 septembre 2001 n'étant que la manifestation la plus spectaculaire et la plus meurtrière de cette haine, à ce jour.  L'occupation de l'Irak aura pour effet d'exacerber à l'extrême le ressentiment général : elle accélèrera le pourrissement de l'ordre régional entretenu par Washington. Il n'y aura pas de pax americana, mais plutôt un pas de plus dans la descente vers la barbarie, la barbarie majeure de Washington et de ses alliés entretenant la contre-barbarie du fanatisme religieux – et cela, tant que n'émergeront pas de nouvelles forces progressistes dans cette partie du monde.

Le projet de construire un empire mondial dominé par les États-Unis au moyen de la force brute est voué inexorablement à l'échec. A cet égard, Washington a d'ores et déjà subi de lourds revers politiques, contrairement à l'impression que peut laisser provisoirement sa victoire militaire en Irak. Jamais, depuis la fin de la Guerre froide, l'hégémonie des États-Unis n'a été aussi contestée dans le monde, jamais le consensus autour de cette hégémonie n'a été aussi déficient. C'est le cas au niveau des relations interétatiques : la grogne et la fronde d'États considérés comme des alliés fiables par Washington n'ont jamais été aussi grandes. Même le pouvoir turc a refusé le passage des troupes états-uniennes sur son territoire. Washington n'a pas réussi à l'acheter, pas plus qu'il n'a réussi à acheter assez de membres du Conseil de sécurité de l'ONU pour obtenir neuf voix pour sa guerre contre l'Irak !

Certes, les États existants ne sont pas des alliés fiables du mouvement antiguerre, ni même des alliés tout court – surtout lorsque, à l'instar de la France et de la Russie, ils se conduisent eux-mêmes, dans leur propre domaine impérial, de manière tout aussi brutale et détestable que les États-Unis. Mais cette cacophonie dans le système des États associés au grand empire dominé par Washington, a reflété à sa manière l'autre grand revers subi par le projet impérial. Il s'agit, bien sûr, de l'émergence de cette autre superpuissance qu'est l'opinion publique mondiale, comme l'a bien relevé le New York Times au lendemain des manifestations du 15 février 2003, principale journée mondiale de mobilisation populaire de toute l'histoire. L'opinion publique mondiale – ou plutôt le mouvement réel qu'est le mouvement antiguerre, car les sondages ne manifestent pas.

Durant les années 1990, on a pu croire ce mouvement condamné à ne plus dépasser un seuil de faiblesse insigne. On a pu croire que l'acquis des années Vietnam était bel et bien enterré pour l'essentiel, notamment au vu du fait que Washington en avait tiré les principales leçons et les appliquait dans ses nouvelles guerres, depuis celle du Panama (1989). Or à partir de l'automne 2002, nous avons assisté à la montée impétueuse d'un nouveau mouvement antiguerre, qui a vite dépassé les records historiques dans plusieurs pays et qui a même englobé les États-Unis. Ce fait est tout à fait capital, car la mobilisation la plus décisive est, bien évidemment, celle qui se déroule aux États-Unis mêmes : le mouvement antiguerre n'y a pas encore atteint le niveau de son apogée des années Vietnam, mais il a déjà le mérite considérable d'avoir atteint une échelle de masse, en dépit du traumatisme du 11 septembre et de son exploitation par l'administration Bush.

Les images bien sélectionnées de la soi-disant " libération " de l'Irak, les mises en scène du Pentagone, ont impressionné beaucoup d'opposant/es à la guerre. Mais chaque jour qui passe montre à quel point le mouvement antiguerre avait raison. Les morts innombrables, les destructions massives, le pillage des richesses nationales, représentent un énorme tribut que l'on a imposé au peuple irakien pour une " libération ", qui débouche sur une occupation étrangère. L'embourbement de Washington – dans un pays que l'on ne saurait cacher aux regards du monde, comme on cache aujourd'hui l'Afghanistan plus chaotique que jamais –permettra au mouvement antiguerre de rebondir vers de nouveaux sommets.

La croissance spectaculaire de ce mouvement n'a été elle-même possible que parce qu'elle s'appuyait sur trois années de croissance du mouvement mondial contre la mondialisation néolibérale, né à Seattle. Ces deux dimensions continueront à s'alimenter mutuellement et à renforcer la conscience du fait que le néolibéralisme et la guerre sont les deux faces d'un même système de domination – à renverser.

 

[...]

 

Onze thèses sur la résurgence actuelle de l'intégrisme islamique [1981]

 

[Ces " onze thèses " ont beaucoup circulé et ont été traduites dans plusieurs langues. Elles sont ici reproduites intégralement pour la première fois, après réinsertion de bouts de phrase qui avaient été omis par erreur de saisie lors de la première publication. Leur succès tenait au fait qu'elles offraient une analyse marxiste d'un phénomène encore relativement récent : la résurgence contemporaine de l'intégrisme islamique date des années 1970 ; elle a culminé une première fois avec la révolution iranienne de 1979, après des années d'activité souterraine.]

 

1. L'étendue et la diversité des formes de la résurgence de l'intégrisme islamique, qui a marqué le début de ce dernier quart de siècle, empêchent toute généralisation hâtive de conjectures à son sujet. De même, en effet, qu'il serait totalement aberrant d'identifier le catholicisme des ouvriers polonais et celui de la réaction franquiste, sans pour autant s'abstenir d'analyser les traits communs aux histoires agraires de l'Espagne et de la Pologne ou au contenu politique et idéologique de leurs catholicismes respectifs, la prudence analytique la plus élémentaire interdit d'inclure sous une seule et même rubrique des phénomènes aussi différents que la remontée des mouvements musulmans cléricaux et/ou politiques en Égypte, Syrie, Tunisie, Turquie, Indonésie, au Pakistan ou au Sénégal, la dictature militaire d'un Zia Ul-Haq au Pakistan ou celle d'un Kadhafi en Libye, la prise du pouvoir par le clergé chiite iranien ou la guérilla afghane, etc. Même des phénomènes dont l'identité semble évidente, tels que les progrès du même mouvement, celui des " Frères musulmans ", en Égypte et en Syrie, recouvrent en fait une disparité de contenus et de fonctions politiques, déterminée par celle de leurs objectifs immédiats. Car, en deçà de l'accord sur les affaires célestes et au‑delà de l'accord sur les problèmes de la vie quotidienne, quand ces accords existent, et nonobstant la similitude, voire l'identité, des formes organisationnelles et des dénominations, les mouvements musulmans restent essentiellement des mouvements politiques, et donc les expressions d'intérêts sociopolitiques spécifiques et éminemment terrestres.

 

2. Il n'y a pas eu d'irruption de l'Islam dans la politique : l'Islam, en fait, est inséparable de celle‑ci, étant lui‑même religion politique, au sens étymologique du terme. Ainsi la revendication de la séparation de la religion et de l'État est-elle plus que laïciste, en pays musulman; elle est franchement antireligieuse. Cette donnée contribue à expliquer pourquoi aucun des grands courants du nationalisme bourgeois et petit‑bourgeois en terre d'Islam, à l'exception du kémalisme en Turquie, ne s'est prononcé pour la laïcité. Tâche démocratique élémentaire sous d'autres cieux, celle‑ci est à tel point radicale dans les pays musulmans, ceux du Moyen‑Orient en particulier, que même la " dictature du prolétariat " éprouvera des difficultés à la réaliser; elle est hors de la portée des autres classes. Par ailleurs, les classes démocratiques des sociétés musulmanes n'ont eu, dans l'ensemble, aucun intérêt, ou presque, à combattre leur propre religion. L'Islam, en effet, n'a pas été perçu au XXe siècle, dans ces sociétés, comme ciment idéologique d'une structure de classe surannée, féodale ou semi‑féodale, mais bien plutôt comme élément fondamental de l'identité nationale bafouée par l'oppresseur étranger chrétien (voire athée). Ce n'est pas un hasard si la Turquie a été l'unique société musulmane à n'avoir pas été soumise, au XXe siècle, à un joug étranger ; Mustafa Kemal, lui aussi, fut exceptionnel parmi ses pairs : il mena son combat principal, non contre le colonialisme ou l'impérialisme, mais contre le sultanat, combinaison de pouvoirs temporels et spirituels (califat). Par contre, un nationaliste bourgeois aussi radical que Nasser avait tout intérêt à se revendiquer de l'Islam dans son combat principal contre l'impérialisme, d'autant plus qu'il y trouvait, en même temps, un moyen à bon compte de se garder à gauche comme à droite.

 

3. L'Islam, en tant qu'élément de l'idéologie des courants nationalistes, élément parmi d'autres, bien que fondamental, n'est pas le sujet des thèses qui suivent. Cet Islam‑là a fait son temps, de même que les courants qui s'en revendiquent. Plus généralement, nous discernerons entre l'Islam utilisé comme moyen, servant à façonner et affirmer une identité nationale ou communautaire, voire sectaire, aux prises avec d'autres, et l'Islam considéré comme but en soi, objectif global et total, programme unique et exclusif. "Le Coran est notre constitution ", proclamait Hassan Al‑Banna, fondateur en 1928 du mouvement des " Frères musulmans ". C'est cet Islam‑ci qui nous intéresse dans le cadre de ces thèses : l'Islam érigé en principe absolu auquel toute revendication, toute lutte, toute réforme, sont subordonnées, l'Islam des " Frères musulmans ", du "Jamaat‑i‑Islami ", des différentes associations d'ulémas et du mouvement des ayatollahs iraniens dont l'expression organisée est le " Parti de la République islamique". Le dénominateur commun entre ces différents mouvements est l'intégrisme islamique, c'est‑à‑dire la volonté d'un retour à l'Islam, l'aspiration à une " Utopia " islamique qui ne saurait, d'ailleurs, se limiter à une seule nation, mais devrait englober l'ensemble des peuples musulmans, sinon le monde entier. C'est dans ce sens que Bani Sadr affirmait, en 1979, à un quotidien de Beyrouth (An‑Nahar) que " l'ayatollah Khomeyni est internationaliste : il s'oppose aux staliniens de l'Islam qui veulent construire l'Islam dans un seul pays " (sic !). Cet " internationalisme " se traduit également par le fait que les mouvements précités débordent les frontières de leurs pays d'origine et/ou entretiennent des relations plus ou moins étroites entre eux. Ils rejettent tous le nationalisme, dans l'acception restreinte du terme, et considèrent les courants nationalistes, même ceux qui font profession d'Islam, comme des rivaux, voire des adversaires. C'est au nom de l'­Islam qu'ils s'opposent à l'oppression étrangère ou à l'ennemi national, et non en défense de la " Nation ". Ainsi, les États-Unis ne sont pas tant " l'Impérialisme ", pour Khomeyni, que le " Grand Satan "; Saddam Hussein, lui, est avant tout un " athée ", un " infidèle ". Israël, pour tous les mouvements en cause, n'est pas tant l'usurpateur sioniste du territoire palestinien que " l'usurpateur juif d'une terre islamique sacrée ".

 

4. Quelle que soit la portée progressiste, nationale et/ou démocratique, objective de certaines des luttes que mènent les divers courants de l'intégrisme islamique, elle ne saurait voiler le fait que leur idéologie et leur programme sont essentiellement, et par définition, réactionnaires. Qu'est‑ce, en effet, qu'un programme qui vise à construire un État islamique, calqué sur le modèle de celui du VIIe siècle de l'ère chrétienne, sinon une utopie réactionnaire ? Qu'est‑ce qu'une idéologie qui vise à restaurer un ordre vieux de treize siècles, sinon une idéologie éminemment réactionnaire ? En ce sens, il est aberrant, voire absurde, de qualifier les mouvements intégristes islamiques de bourgeois, quelle que soit la convergence de certaines luttes qu'ils mènent avec tout ou partie de la bourgeoisie de leur pays, tout aussi aberrant que de les qualifier de révolutionnaires quand il leur arrive de s'opposer à cette même bourgeoisie. Tant par la nature de leur programme et de leur idéologie que par leur composition sociale, et même par l'origine sociale de leurs fondateurs, les mouvements intégristes islamiques sont des mouvements petits‑bourgeois. Ils ne cachent pas leur haine tant des représentants du grand capital que des représentants du prolétariat, tant des États impérialistes que des États " communistes ". Ils s'opposent aux deux pôles de la société industrielle qui les menace : la bourgeoisie et le prolétariat. Ils correspondent à cette fraction de la petite‑bourgeoisie décrite par le Manifeste communiste :

" Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu'elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l'envers la roue de l'histoire. "

La réaction islamique petite‑bourgeoise trouve ses idéologues et cadres organisateurs parmi les " intellectuels traditionnels " des sociétés musulmanes, les ulémas et assimilés, ainsi que parmi les échelons les plus bas des " intellectuels organiques " de la bourgeoisie, ceux‑là mêmes qui sont issus de la petite‑bourgeoisie et sont condamnés à y rester : les instituteurs et les clercs, en particulier. En période de montée, l'intégrisme islamique recrute largement dans les universités et autres centres de production des "intellectuels ", là où ceux‑ci demeurent plus déterminés par leur origine sociale que par un avenir hypothétique et souvent aléatoire.

 

5. Les populations actives des pays où la réaction intégriste islamique a pu se constituer en mouvement de masse et où elle a aujourd'hui le vent en poupe, se distinguent par une forte proportion de classes moyennes, au sens défini par le Manifeste Communiste : petits fabricants, détaillants, artisans et paysans. Cependant, toute éruption de l'intégrisme islamique mobilise non seulement une fraction plus ou moins large de ces classes moyennes, mais aussi des fractions d'autres classes, fraîchement issues des classes moyennes, sous l'effet de l'accumulation primitive et de la paupérisation capitalistes. Ainsi, des fractions du prolétariat, celles dont la prolétarisation est la plus récente, et surtout des fractions du sous‑prolétariat, celles qui ont été déchues par le capitalisme de leur position petite‑bourgeoise antérieure, sont particulièrement réceptives à l'agitation intégriste et susceptibles d'être entraînées par celle-ci. Telle est la base sociale de l'intégrisme islamique, sa base de masse. Cette base n'est toutefois pas acquise d'office à la réaction religieuse, comme la bourgeoisie l'est à son propre programme. Quelle que soit, en effet, la force du sentiment religieux des masses, et même si la religion en cause est l'Islam, il y a un bond qualitatif entre ce sentiment et l'adhésion à la religion comme utopie temporelle : pour que d'opium des peuples, la religion, redevienne excitant, et ceci à l'ère de l'automation, il faut vraiment que lesdits peuples n'aient plus d'autre choix que de se vouer à Dieu. Car le moins que l'on puisse dire de l'Islam, c'est que son actualité n'est pas évidente ! En fait, l'intégrisme islamique pose plus de problèmes qu'il n'en résout : outre l'actualisation problématique d'un code civil vieux de treize siècles qui, bien que postérieur de plusieurs siècles au droit romain, fut produit par une société nettement plus arriérée que celle de la Rome antique (le Coran est largement inspiré de la Torah, de même que le mode de vie des Arabes était largement similaire à celui des Hébreux), il s'agit de le compléter. En d'autres termes, le plus orthodoxe des intégristes musulmans est incapable de répondre aux problèmes que lui pose la société moderne par les seules péripéties de l'exégèse, à moins que celle‑ci ne devienne totalement arbitraire et, partant, source de désaccords sans fin entre les exégètes. Il y a ainsi autant d'interprétations de l'islam qu'il y a d'interprètes. Quant au noyau central de la religion islamique, celui qui fait l'unanimité des musulmans, il ne satisfait en aucune façon les besoins matériels pressants du petit-bourgeois, indépendamment du fait qu'il puisse satisfaire ses besoins spirituels. L'intégrisme islamique, en soi, n'est aucunement le programme le plus conforme aux aspirations des couches sociales sur lesquelles il agit.

 

6. La base sociale décrite plus haut est caractérisée par sa versatilité politique. La citation du Manifeste communiste, que nous avons reproduite, ne décrit pas une attitude permanente des classes moyennes, mais seulement le contenu réel de leur combat contre la bourgeoisie, quand celui‑ci a lieu, c'est-à-dire quand les classes moyennes se retournent contre la bourgeoisie. Car avant de combattre la bourgeoise, les classes moyennes ont été ses alliées dans le combat contre la féodalité ; avant de chercher à renverser le cours de l'histoire, elles ont contribué à le faire avancer. Les classes moyennes sont, avant tout, la base sociale de la révolution démocratique et de la lutte nationale. Dans les sociétés arriérées et dépendantes, telles que les sociétés musulmanes, les classes moyennes conservent ce rôle dans la mesure où les tâches démocratiques et nationales restent, plus ou moins entières, à l'ordre du jour. Elles constituent les supporters les plus ardents de toute direction bourgeoise (ou petite‑bourgeoise, à plus forte raison) qui inscrit ces tâches sur son étendard. Les classes moyennes sont la base sociale, par excellence, du bonapartisme de la bourgeoisie ascendante (elles sont d'ailleurs la base sociale de tout bonapartisme bourgeois). Il faut donc que les directions bourgeoises ou petites‑bourgeoises qui assument les tâches démocratiques et nationales aient atteint leurs propres limites dans la réalisation de ces tâches, qu'elles aient perdu leur crédibilité, pour que de larges fractions des classes moyennes s'en détachent et cherchent d'autres voies. Bien entendu, tant que l'essor capitaliste semble leur ouvrir les voies de l'ascension sociale, tant que leurs conditions d'existence s'améliorent, les classes moyennes ne remettent pas en question l'ordre établi ; même dépolitisées ou sans enthousiasme, elles n'en jouent pas moins le rôle de " majorité silencieuse " de l'ordre bourgeois. Mais pour peu que l'évolution capitaliste de la société se mette à peser sur elles de tout son poids, le poids de la concurrence nationale et/ou étrangère, de l'inflation et des dettes, les classes moyennes deviennent alors un réservoir redoutable de forces d'opposition au pouvoir établi, libre de tout contrôle bourgeois et d'autant plus redoutable que la violence du petit‑bourgeois dans la détresse et son déchaînement sont sans pareils.

 

7. Le choix réactionnaire n'en devient pas plus inéluctable pour le petit‑bourgeois, écrasé par la société capitaliste et désillusionné quant aux directions nationalistes-démocratiques bourgeoises et petites-bourgeoises. Un autre choix existe toujours, du moins en théorie ; les classes moyennes se trouvent placées devant l'alternative : réaction ou révolution. Elles peuvent, en effet, se joindre à la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie, comme le prévoyait le Manifeste communiste.

" Si [les classes moyennes] sont révolutionnaires, c'est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour adopter celui du prolétariat. "

Cependant, dans les sociétés arriérées et dépendantes que n'envisageait pas le Manifeste communiste (dans la fameuse Adresse de 1850, des mêmes Marx et Engels, on trouvera une description différente du rôle des petits‑bourgeois, sans que soit envisagé pour autant leur ralliement au prolétariat), point n'est besoin aux classes moyennes d'abandonner leur propre point de vue pour se placer sous la direction du prolétariat. Bien au contraire, c'est en reprenant à son compte les aspirations des classes moyennes, et notamment les tâches démocratiques et nationales, que ce dernier parvient à les rallier à sa lutte. Mais pour que le prolétariat puisse gagner la confiance des classes moyennes, il faut d'abord qu'il dispose lui‑même d'une direction crédible, qui ait fait ses preuves politiques et militantes. Par contre, si la direction majoritaire du prolétariat s'est discréditée sur le terrain des luttes politiques nationales démocratiques (tout en conservant sa position majoritaire grâce à son rôle syndical ou faute de remplaçants), si elle fait preuve de veulerie politique à l'égard de l'ordre établi ou, pis encore, si elle soutient l'ordre établi, alors, les classes moyennes n'auront vraiment d'autre choix que de prêter l'oreille à la réaction petite‑bourgeoise – fût‑elle aussi énigmatique que la réaction islamique – et, éventuellement, de répondre à ses appels.

[...]

11. L'intégrisme islamique est un des ennemis les plus dangereux du prolétariat révolutionnaire. Il est absolument, et en toutes circonstances, nécessaire de combattre son " influence réactionnaire et moyenâgeuse " comme y appelaient déjà les " Thèses sur la question nationale et coloniale " adoptées par le deuxième congrès de l'Internationale communiste. Même dans les cas, comme celui de l'Iran, où le mouvement intégriste assume provisoirement des tâches nationales démocratiques, le devoir des communistes révolutionnaires est de combattre implacablement la mystification qu'il exerce sur les masses en lutte, et dont celles-ci payeront le prix si elles ne s'en libèrent pas à temps. Tout en frappant ensemble contre l'ennemi commun, les communistes révolutionnaires doivent mettre en garde les masses laborieuses contre tout détournement de leur lutte dans un sens réactionnaire. Tout manquement à ces tâches élémentaires est non seulement une carence fondamentale, mais porte aussi, en soi, le danger d'une déviation opportuniste de l'organisation communiste révolutionnaire.

En revanche, et même dans les cas où l'intégrisme islamique se présente exclusivement sous son aspect réactionnaire, les communistes révolutionnaires doivent s'armer de prudence tactique dans leur combat contre lui. Ils doivent, en particulier, éviter de mener le combat sur le terrain de la foi religieuse, comme cherchent toujours à les y entraîner les intégristes, pour le maintenir sur les terrains national, démocratique et social. Les communistes révolutionnaires ne doivent pas perdre de vue, en effet, qu'une partie, souvent importante, des masses sur lesquelles l'intégrisme islamique exerce son influence, peut et doit en être détachée et gagnée à la lutte du prolétariat. Ce faisant, les communistes révolutionnaires doivent néanmoins se prononcer sans ambages pour la laïcisation de la société, élément rudimentaire du programme démocratique. Ils peuvent mettre une sourdine à leur athéisme ; jamais à leur laïcisme, à moins de remplacer carrément Marx par Mahomet!

 



[1] Disposition que n'empêchaient pas, par ailleurs, les sentiments antijuifs du même Truman, révélés par ses papiers personnels récemment divulgués au grand dépit de son admirateur, et partisan inconditionnel d'Israël, l'éditorialiste William Safire (voir son article " Truman on Underdogs ", New York Times, 14 juillet 2003).

[2] Ceux-là ont été surpris de voir un président républicain – George W. Bush – qui a obtenu, en 2000, une faible minorité du vote juif et une grande majorité du vote musulman, manifester une complicité sans précédent avec le gouvernement le plus extrémiste de l'histoire de l'État d'Israël.

[3] Appellation beaucoup plus juste que celle de " lobby juif ". L'American Israel Public Affairs Committee – AIPAC se désigne lui-même, d'ailleurs, comme " America's Pro-Israel Lobby ".

[4] Noam Chomsky, Fateful Triangle: The United States, Israel and the Palestinians, 2e édition, South End Press, Cambridge (MA), 1999, p. 17, 22.

[5] Sur l'intégrisme islamique, voir la première section de ce recueil, ainsi que mon ouvrage déjà cité (note 5).

[6] Gary Sick, " The United States in the Persian Gulf: From Twin Pillars to Dual Containment ", dans Lesch (dir.), op. cit., p. 280.

[7] Voir " Afghanistan : L'accord sur le retrait soviétique ", dans ce recueil.

[8] Le royaume dispose aujourd'hui de 3 millions de barils/jour de capacité installée inutilisée, sans compter sa capacité potentielle beaucoup plus considérable encore.

[9] Edward Morse et James Richard, " The battle for Energy Dominance ", Foreign Affairs, vol. 81, n° 2, mars-avril 2002, p. 20. Voir aussi le débat autour de cet article, " Does Saudi Arabia Still Matter? ", dans Foreign Affairs, vol. 81, n° 6, novembre-décembre 2002, p. 167-178.