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L’après-Kyoto risque d’être très
libéral…
TANURO Daniel
février 2007
Sommaire
·
Retour sur un Protocole (...)
·
La loi de la valeur en (...)
·
Schwarzenegger prépare (...)
Les éléments du rapprochement
entre partisans et adversaires de Kyoto dans le monde impérialiste sont en
train de se dégager petit à petit. D’une part, l’Union Européenne a repris à
son compte la plupart des dispositifs néolibéraux avancés originellement par
Washington ; d’autre part, toute une série de signaux outre-Atlantique
montrent que les Etats-Unis finiront par se ranger à l’idée d’objectifs de
réduction chiffrés, assortis d’un calendrier de mise en œuvre.
Signé en 1997, le
Protocole de Kyoto est très insuffisant et comporte un certain nombre d’aspects
pervers, tout en présentant aussi certains aspects positifs. Saisir cette
réalité hybride est important pour comprendre les évolutions en cours.
Les insuffisances
du Protocole sont bien connues :
les 5,2% de
réduction des émissions que les pays développés se sont engagés à réaliser au
cours de la période 2008-1012 ne constituent qu’un minuscule premier pas ;
même si le
Protocole était intégralement respecté par tous ceux qui l’ont ratifié, la
non-ratification australo-étasunienne impliquerait une réduction effective de
1,7% à peine pour les pays industrialisés dans leur ensemble [1] ;
Kyoto est truffé de tour de
passe-passe conçus pour atténuer l’effort à fournir : les trois
« mécanismes flexibles » permettent aux grandes entreprises des pays
développés et aux Etats qui les hébergent de remplacer une partie des efforts à
réaliser par des investissements dans les pays du Sud ou de l’Est, ou
d’acquérir des droits d’émission sur le marché mondial [2]. Certains de ces
droits - en particulier ceux qui correspondent aux fameuses masses d’« air
chaud russe » [3], ou aux « puits de carbone » (voir ci-dessous)
- ne correspondent à aucun effort de réduction structurelle ;
En particulier, dans le cas d’une
distribution gratuite des quotas d’émission aux grandes entreprises inclues
dans les plans de réduction, la porte est ouverte à de multiples arrangements,
résultant de la complicité des gouvernements et des administrations avec le
patronat (au nom de la compétitivité). Présenté comme le modèle à suivre, le
système européen d’échange des droits fournit un exemple des fraudes possibles
et de leurs implications : pour la première année du système, les
autorités ont distribué des droits pour 1848,6 millions de tonnes de CO2, alors
que les émissions des 11.500 entreprises concernées n’ont été que de 1785
millions de tonnes. Les entreprises ont donc pu vendre des droits à concurrence
de 63 millions de tonnes. A lui seul, le secteur britannique de l’électricité a
ainsi réalisé un bénéfice de 800 millions de livres sterling [4].
Les principaux
effets pervers de Kyoto sont les suivants :
Kyoto considère comme équivalentes
les réductions d’émissions de gaz à effet de serre, d’une part, et les
séquestrations de CO2 d’autre part. Or, seules les réductions d’émission
offrent une réponse vraiment structurelle à la hausse de l’effet de serre. La
plupart des formes de séquestration - l’absorption par les écosystèmes (ce
qu’on appelle les « puits » de carbone : forêts, sols et océans)
et la capture du CO2 au niveau des centrales électriques (avec stockage
ultérieur du gaz dans certaines formations géologiques, par exemple) – ne sont
au mieux que des parades temporaires, des moyens de gagner du temps [5] ;
Le Mécanisme de développement propre
(MDP) et
La répartition entre les nations de
quotas d’émissions correspondant aux volumes de gaz à effet de serre dégagés en
1990 (moins les efforts de réductions adoptés), équivaut en fait à une
distribution de droits semi-permanents de propriété sur des fractions de
l’atmosphère. Cette distribution entérine l’inégalité de développement Nord-Sud
et est contraire à la définition de l’air comme bien commun ;
Kyoto ne prévoit pas de prendre en
compte les efforts que de grands pays en développement réaliseraient dès
maintenant, pour anticiper sur leurs responsabilités à venir, lorsqu’ils seront
soumis à engagement. Ce défaut du protocole fournit aux classes dominantes de
ces pays un prétexte commode pour brûler des combustibles fossiles le plus
longtemps possible ;
Les émissions du transport maritime
et aérien ne sont pas comptabilisées.
Cependant, certains
aspects positifs du Protocole ne peuvent être négligés :
Le Protocole est fondé sur la notion
de « responsabilité commune mais différenciée » : toutes les
nations sont concernées, mais les pays développés, puisqu’ils sont responsables
à 75% du problème, doivent porter l’essentiel de l’effort et transférer des
technologies aux pays en développement ;
La réduction d’émissions est
chiffrée et liée à des échéances : chaque pays se voit attribuer un
objectif à réaliser au cours d’une période d’engagement ;
Les mécanismes de flexibilité ne
peuvent être utilisés qu’en « complément » des mesures domestiques
[6]. De plus, les investissements dans l’énergie nucléaire ne sont pas
éligibles dans le cadre du MDP. Quant aux projets de MDP forestiers, les pays
développés ne peuvent y avoir recours que dans une mesure limitée ;
Des sanctions sont prévues. Un pays
qui ne respecterait pas son objectif de réduction verrait celui-ci reporté sur
la période suivante, avec une pénalisation de 30%. De plus, ce pays ne pourrait
plus avoir recours à l’achat de droits d’émission.
Les défenseurs du
Protocole espèrent que celui-ci ne fait qu’amorcer un mouvement à amplifier. Il
est vrai que des choses sont en train de bouger. Plusieurs pays européens ont
annoncé leur intention, à terme, de réduire leurs émissions de façon très importante.
Il convient toutefois de faire la part des choses entre les déclarations pour
la galerie et les politiques effectivement mises en œuvre. L’Union Européenne,
par exemple, a dit sa volonté de maintenir le réchauffement au-dessous de
En réalité, les pays
développés ne parviennent pas à respecter Kyoto : le Canada est 30%
au-dessus de son objectif, l’Italie est à peine mieux placée, les émissions de
l’Espagne explosent [7].
Un simple prolongement
de Kyoto avec resserrement des quotas semble donc fort peu probable. C’est
pourquoi l’UE, en
Comme expliqué par
ailleurs (« Lutte pour le climat et stratégie anticapitaliste »),
le rapport Stern sur les impacts économiques du changement climatique semble
constituer un jalon important sur la voie d’un nouvel accord global. Ceci
justifie d’y accorder un peu d’attention. On retiendra les points
suivants :
1°) Contrairement à
d’autres économistes, Sir Nicholas Stern n’ergote pas sur l’analyse des
climatologues : « Le changement climatique est une affaire
sérieuse et urgente. (…) Le niveau de 550 ppmv CO2eq
pourrait être atteint dès
2°) L’évaluation de la
facture du réchauffement est nettement plus élevée que dans d’autres
publications. Selon Stern, le scénario « business as usual » pourrait réduire jusqu’à 20% la
consommation moyenne par tête d’ici la fin du XXIIe siècle. Ce
chiffre choc s’explique par les facteurs suivants :
le rapport
inclut non seulement les coûts économiques proprement dits (5% de réduction du
PIB/personne) mais aussi une évaluation monétaire des impacts sur la santé (le
nombre de victimes…) ainsi que sur l’environnement ;
il est tenu
compte du fait que le réchauffement pourrait accélérer le réchauffement (par exemple
si la fonte du permafrost dégageait brusquement de grandes quantités de
méthane, gaz à effet de serre puissant) ;
le taux
d’actualisation employé pour évaluer le coût des dégâts est environ deux fois
plus bas que le taux habituel (pour concrétiser la solidarité
intergénérationnelle, on accorde aux dégâts futurs un coût plus élevé que dans
les autres études de ce type) ;
enfin,
Stern et ses collaborateurs ont appelé l’éthique à la rescousse pour corriger
le fait que, d’un strict point de vue comptable, les dégâts dans les pays du
Sud ne coûtent pas cher (ils sont évalués à partir de la « disponibilité
des victimes à payer », qui varie évidemment en fonction du revenu)…
3°) Stern compare la
facture du réchauffement au coût de la mitigation et de l’adaptation. Ce coût
dépend évidemment du niveau de stabilisation choisi pour la concentration en
gaz à effet de serre. Au lieu d’une stabilisation à 450 ppmv,
le rapport opte pour 550 ppmv. Ce choix augmente
sensiblement le danger [9] mais les auteurs, soudain, changent de ton : « La
leçon ici est d’éviter d’en faire trop, trop vite (…). Par exemple, une grande
incertitude demeure quant aux coûts de réductions très importantes. Creuser
jusqu’à des réductions d’émissions de 60 ou 80% ou plus requérra
des progrès dans la réduction des émissions de processus industriels, de
l’aviation, et d’un certain nombre de domaines où il est difficile pour le
moment d’envisager des approches effectives en termes de coûts » [10].
La stabilisation à 550
ppmv coûterait 1% du PIB mondial et celle à 450 ppmv trois fois plus. Face à des dégâts estimés à 20% du PIB,
une stabilisation à 450 ppmv resterait malgré tout
« rentable » (selon la logique coût-bénéfice du rapport). Pourquoi
est-elle écartée ? Parce que le surcoût serait supporté par « des
processus industriels, l’aviation et un certain nombre de domaines »…
qui concernent davantage les économies développées. Il est difficile d’écarter
l’idée que ce choix est en relation avec l’appréciation faite par ailleurs que,
jusqu’à
4°) Un pour cent du PIB
mondial égale 350 à 400 milliards de dollars. Si on accepte l’estimation de
Stern, le coût la stabilisation à 450 ppmv coûterait
entre 1050 et 1200 milliards de dollars par an. Cette somme serait facilement
couverte par une combinaison de coupes sombres dans les budgets de la défense
(1037 milliards de dollars en 2004, dont 47% aux Etats-Unis) [12] et de la
publicité, pour ne pas parler de la fantastique rente pétrolière. Mais ces
moyens-là ne figurent pas dans la panoplie d’un ex chief
economist de
Cette démarche a trois
implications qui devraient séduire les pays développés et les
multinationales :
1°) d’ici 2050, plus
de 50% des réductions d’émissions du Nord seront délocalisées au Sud. Soit sous
la forme d’un arrêt de la déforestation (évidemment souhaitable), soit sous la
forme d’investissements propres évalués à 40 milliards de dollars par an
(quarante fois le marché des CDM actuellement) [13] ;
2°) tout en profitant
de cette manne, au Nord, les grands groupes énergétiques, automobiles,
pétrochimiques et autres auront 20 à 30 ans pour amortir leurs installations
puis se réorienter vers les nouvelles technologies (mises au point grâce à un
doublement des budgets publics pour la recherche) sans payer un centime pour la
catastrophe qu’ils auront provoquée [14] ;
3°) la facture sera
payée par les travailleurs, les paysans et les pauvres du monde entier, par la
taxe sur le CO2, les subsides publics au privé et l’intégration du prix du
carbone au prix des biens de consommation.
Au-delà du montage
économique, le rapport Stern est un texte très politique. Au fil de la lecture,
un ambitieux projet stratégique : utiliser la peur du réchauffement pour
amener l’opinion publique à accepter des objectifs qui sont très loin d’être
uniquement climatiques.
« Un enjeu clé
pour la crédibilité est de savoir si la politique suscite l’appui d’une large
gamme de groupes d’intérêts. L’opinion publique est particulièrement
importante : une pression soutenue du public pour l’action sur le
changement climatique donne aux politiciens la confiance de prendre des mesures
qu’ils auraient pu autrement considérer comme trop risquées ou
impopulaires » [15].
La taxe CO2, par exemple, compensée pour les patrons par une baisse des
charges….
Plus loin, on trouve
cet autre passage révélateur : « Une bonne partie de la politique
publique porte en fait sur le changement des attitudes. Il y a deux larges
terrains particuliers sur lesquels les décideurs politiques peuvent se
concentrer dans le contexte du changement climatique : chercher à changer
les notions de responsabilité sociale, et promouvoir la disponibilité à
collaborer. Des exemples du premier sont les politiques en matière de pensions,
de tabagisme et de recyclage, tandis que des exemples du second sont les
systèmes de vigilance de quartier par rapport au crime, et les services aux
communautés plus largement » [16]. L’exemple des politiques en matière
de pensions (l’offensive pour la pension par capitalisation, contre la pension
par répartition, au nom du fait que chacun, et non la collectivité, doit être
« responsable » de sa retraite) est particulièrement significatif…
Les commentaires
enthousiastes que ce rapport a suscités chez de nombreuses ONG
environnementales (le WWF, par exemple, demande « un marché du carbone
renforcé »[17]
) et dans certains partis « de gauche » [18] posent question. Il y a
urgence, certes. Mais Stern lui-même l’affirme : le changement climatique
est « le plus grand et le plus large échec du marché ». Ou
bien on fera payer cet échec au marché, ou bien « le marché » le fera
payer aux exploités et aux opprimés du monde. Le rapport Stern, sans surprise,
a choisi la deuxième voie. Il nous donne un avant-goût de la future politique
capitaliste face au changement climatique.
Encadrés
Les acrobaties des
économistes pour mettre un prix sur des choses qui n’ont pas de valeur
d’échange (la vie humaine et les écosystèmes naturels), et faire en sorte que
ce prix semble conforme à « l’éthique », montrent clairement que la
loi de la valeur est de moins en moins appropriée en tant que mesure de la
richesse sociale. Le rapport Stern en fournit de nombreuses illustrations, dans
sa manière de traiter ce qu’il appelle des « problèmes éthiques
difficiles ». A la page 156, les auteurs renvoient à des études qui
augmentent les coûts globaux du réchauffement de 33%, voire qui les doublent,
pour donner un poids plus correct à l’impact dans le tiers-monde. Sans ces
corrections, les catastrophes climatiques dans cette région passeraient
inaperçues aux yeux des économistes : pendant toute une phase, elles
seraient mêmes noyées dans la croissance globale… Autre exemple (p. 410) :
pour mettre un coût sur le déménagement probable de 200 millions de personnes,
Stern multiplie le revenu moyen de ces gens par trois. Pourquoi par trois,
alors que la majorité des victimes perdront tout, et que beaucoup
mourront ?
Le 31 août 2006, les
représentants de l’Etat de Californie ont adopté le Global Warming
Solutions Act (GWSA). Alors que GW Bush refuse tout
système de réduction obligatoire des émissions, et exclut de faire un effort
tant que les émissions des grands pays en développement ne seront pas aussi
soumises à engagement, le GWSA se démarque sur ces deux points :
Elle n’est pas la
première. Avant elle, neuf Etats du Nord-Est des USA
avaient adopté des objectifs de réduction obligatoire et constitué un système
d’échange de droits analogue à celui qui fonctionne en Europe. Depuis lors, la
polémique climatique n’a fait que gonfler outre-Atlantique, en particulier
après Katrina. Au niveau fédéral les projets de loi
restent bloqués, mais 279 villes ont décidé de respecter les objectifs de
Kyoto. George W. Bush est de plus en plus contesté sur ce dossier. Les favoris
dans la course à l’investiture des deux grands partis, Hillary Clinton et John McCain, sont tous deux partisans d’une réduction
obligatoire des émissions.
Est-ce à dire que le
dossier climatique serait en voie de solution ? Non ! L’engagement
californien est en fait extrêmement timide : les 25% de réduction sont
calculés par rapport au tonnage de gaz à effet de serre que
Notes
1. EEA report,
N°8/2005, p.9.
2. Ces trois
mécanismes sont le « Mécanisme de développement propre » (MDP, CDM en
anglais), la « Mise en oeuvre conjointe » (MOC, JI en anglais) et
l’« Echange de droits d’émission » (« Emission trading »).
3. L’expression
« air chaud russe » désigne la masse de droits d’émission attribuée à
4. Commission
Européenne et The Economist du 9/9/2006.
5. Les estimations de
la durée du stockage géologique varient fortement. Un stockage de plusieurs
siècles semble possible si les sites sont bien choisis en fonction de leur
étanchéité. Le stockage marin doit être exclu pour des raisons écologiques
(acidification).
6. Cette notion de
« complément » donne lieu à des interprétations différentes, les
négociateurs américains considérant que 90% est le complément de 10%.
7. Madrid est le plus
mauvais élève de la classe européenne : ses émissions en 2008-2012
pourraient être de 33,7% supérieures au niveau de 1990 - au lieu des + 15%
prévus par l’UE – et la facture pourrait atteindre 5 points de PIB. La
fédération patronale CEOE a réclamé une renégociation des quotas.
8.
http://www.eceee.org
9. Selon les modèles,
la hausse de température serait comprise entre +
10 Stern Review, p. 247.
11. Stern Review, p. 94-95.
12. Chiffre du SIPRI,
Stockholm.
13. Ces 50% de
réductions du Nord « délocalisées » au Sud correspondent à une
estimation de l’Agence Européenne de l’Environnement selon laquelle l’UE ne
pourra réduire ses émissions de 40% en 2030 qu’en achetant la moitié sous forme
de droits (EEA Report N°7/2006, p.12).
14. Le passage du
rapport sur les réductions d’émissions dans le secteur énergétique a été rédigé
par le Prof. Dennis Anderson, ancien Chief Economist chez Shell. Comme par hasard, il prévoit de ne
réduire les émissions de ce secteur que de 24 à 18Gt d’ici 2050.
15. Stern Review, p. 325.
16. Stern Review, p. 395.
17. Communiqué du WWF,
9/11/2006.
18. Le PS français a cru
pouvoir « noter avec intérêt que les mesures de politique économique
proposées par Nicholas Stern ne se limitent pas aux seuls instruments
compatibles avec les lois du marché et qu’il envisage clairement des
régulations contraignantes telles que les taxes » (Communiqué du
Bureau national, 31/10/2006)
* Paru dans
Inprecor n° 525 de février-mars 2007.